Par Hamma HANACHI Quatre-vingt-quatre ans au compteur, bon pied, bon œil. Le soir son seul compagnon est le poste télé qui l'agace souvent. Elle s'en plaint, trop de politique, trop de sit-in, trop de sport, même les feuilletons ne trouvent pas toujours grâce à ses yeux, trop de larmes. Toujours ce trop qui l'accable. Et puis, en ce vendredi, son poste est encore allumé à une heure tardive, encore éveillée, on la surprend bien enjouée devant le poste, on fête le centième anniversaire de la naissance de Ali Riahi sur la Watania 1, la soirée est retransmise du Théâtre municipal, une brochette de chanteuses et de chanteurs reprennent les airs du maître. Elle dodeline de la tête, fredonne quelques mots et des gémissements discrets de plaisir. La soirée s'allonge, elle suivait chaque chanteur, chaque phrase en gaieté. Oublié le trop qui gêne, ce soir, elle trouve que ce n'est pas assez. Un petit bonheur. Peu de chansons lui procurent autant d'amusement, fussent-elles exécutées par les grandes voix; quant à la génération montante, c'est un bourdonnement de moucheron comparée à Ali Riahi. Des décennies plus tôt, Sidi Ali était de toutes les fêtes, un chanteur disponible, que le succès n'a pas entamé, elle l'a applaudi, l'a salué dans des fêtes de mariage, admiré ses sourires et sa bonhomie, les couleurs de ses costumes, la coiffe des cheveux en banane, des souvenirs de cafés chantants de Bab Souika ou au théâtre, des paroles en dialectal : des images simples, qui la replongent dans sa jeunesse. Nostalgie ? Cela faisait partie de son environnement, Ali Riahi, une partie de notre tunisianité. ***** S'il y a un personnage qui incarne la photographie du siècle dernier, c'est bien lui, mort en 1994, il aurait eu cent ans le 14 avril de cette année. Robert Doisneau est une icône de l'art, une légende populaire à lui tout seul, il a pris des milliers de clichés, immortalisé les quartiers de Paris et les grandes figures comme personne. Ces jours-ci, il est célébré à Paris et dans le monde, plusieurs témoignages sont programmés sur les bonnes télés, la chaîne Histoire diffuse un documentaire de Patrick Jeudi, particulièrement épatant: Doisneau, tout simplement montre tous les aspects légers et nostalgiques du photographe populaire . Plusieurs étapes de sa vie sont déclinées en 700 clichés, commentés par Doisneau lui-même en voix off. Retour sur son art, il dit aimer l'astronomie, la philo, la géo, pas trop. Son enfance : «J'étais, je suis resté le fils du jardinier, invité à jouer avec les enfants du château». La photo arrive naturellement, « une chrysalide s'ouvre, le papillon apparaît ». Timide, il évite les portraits, c'est les pavés, les enfants, les objets, les arbres et les paysages. Il est embauché à l'usine Renault, saisit des ouvriers sur leurs machines, le travail à la chaîne, les mouvements de révolte, les conditions de vie dans la grande sidérurgie. A la Libération, il devient indépendant, prend des photos de rues, de Gaulle sur les Champs-Elysées, les files d'attente, le froid, la misère, l'appel de l'abbé Pierre, des mains avec des casseroles à moitié vides, les femmes souriantes, les boulevards. Des clichés qui allient l'inspiration réaliste à l'insolite, les lignes droites aux courbes et les détails aux points de fuite. Suit la série des quartiers chauds, les zincs enfumés, les gigolos avinés, les tatoués, La Béquille, les salauds, les maquereaux, les comptoirs, les prostitués, le music-hall, Margot, les Halles, ses bouchers et charcutiers, un monde de durs à qui Doisneau rend une dignité. Les bals musettes, les mariages populaires en bord de Marne, les longues tablées, les danses et accordéon, ambiance colorée et esprit de fraternité en noir et blanc. Curieusement, Doisneau avoue détester les guinguettes. Et puis les clichés des artistes dans leurs ateliers, il aime. Ah, les artistes, les écrivains, on ne les a jamais mieux vus, admirés ; leurs portraits ne nous ont jamais tant touchés que sous l'objectif de Doisneau : Giacometti bougon, clope au bec, cheveux en bataille, Picasso et son chandail de marin qui pose et joue, «un merveilleux acteur qui prend possession des lieux», Gide au théâtre, Léautaud et ses chats chez lui, Cocteau, Sartre, Simenon, Colette, ses deux amis, Prévert évidemment et Cendrars «quel menhir!», «deux fantômes qui m'accompagnent», Doisneau cultive l'amitié comme d'autres leurs champs. La série du canal Saint-Martin, la Bastille, Joinville, commentaire d'un cliché, signé Prévert : «une femme qui courait dans un manteau de fou rire». Doisneau rit, une voix claire, un accent parigot, un rythme ralenti, il parle sur un fond sonore, quelques notes de musique. Ses photos? «C'est des images de quelqu'un qui a perdu sa jeunesse», une commande de reportage sur les défilés, la mode l'ennuie, «de fausses valeurs ». La photo la plus connue, Le baiser de l'hôtel de ville, a fait le tour du monde, beaucoup de gens la revendiquent, ils sont convaincus que ce sont eux les amoureux, «c'est compréhensible, un symbole d'un moment heureux, ils pensaient être là et voudraient revivre cet instant de bonheur». Il est dans ses champs de bataille : les scènes de la rue, le bonheur dans la rue, il fait sienne la citation de Prévert : «S'il ne reste qu'un badaud je serai celui-là», et ajoute : «Si quelqu'un pense à mettre un revolver sur la tempe, qu'il sorte dans la rue, il changera d'avis, tant il s'y passe des choses merveilleuses». Chez Doisneau rien n'est de trop, tout est à croquer. De petits bonheurs, simplement.