La soirée du vendredi 27 mars 1970 sera marquée d'un souvenir douloureux dans l'histoire de la musique et de la chanson tunisienne. «Moutribou el Khadra» (le chanteur de la Verte) rendait l'âme sur la scène du Théâtre municipal de Tunis. Le public n'avait jamais assisté en «direct» à la disparition d'un de ses artistes préférés en pleine représentation. Il allait vivre cette «première» avec effroi. Celui qui basculait dans l'au-delà n'était pas, en effet, le premier venu. Il s'agissait de la voix numéro un de Tunisie : Ali Riahi. La perte était cruelle. Un soir de printemps Quelques minutes avant son tour de chant, Ali Riahi était allé voir dans les coulisses le chef d'orchestre, Abdelhamid Bel Algia, pour lui demander s'il pouvait passer avant Ahmed Hamza, car il ne se sentait pas vraiment très bien ce soir-là. Bel Algia tâta les mains de Sidi Ali. Elle étaient glaciales comme si aucune goutte de sang n'y coulait ou presque. Bon prince, Ahmed Hamza ne se fit pas prier pour accepter de laisser se produire avant lui Ali Riahi. Celui-ci venait de finir sa première chanson, la troupe entamait l'exécution de l'ouverture musicale de la deuxième chanson «Gtaltini bghir sleh» (Tu m'a tué sans arme). Le rythme était martial (Boléro), ressemblant parfaitement à une marche funèbre. Mort sur scène ! Soudain, Sidi Ali s'affaisse sur scène. C'est la panique, on entend le chef d'orchestre Abdelhamid Bel Algia crier «riideau!» Y aurait-il un médecin parmi les spectateurs? Malheureusement, malgré les secours qui lui ont été prodigués, Ali Riahi rendit l'âme sur les planches. Il était trop tard pour lui. Le chant, sa passion increvable, sa raison de vivre, l'avait tué ce soir-là… sans arme. A 58 ans, il s'en allait pour de bon. Il sera inhumé au cimetière Sidi Abdelaziz de La Marsa. Une page du chant tunisien était tournée. Le 20 mars 1912, Ali Fethi Ben Mohamed Ben Brahim Riahi voyait le jour à Tunis rue Bir Lahjar n°58 (maison de Si Romdhane Bey). Son grand-père n'est autre que Sidi Brahim Riahi, un saint dont la zaouia se trouve toujours au n°9, rue Sidi Brahim Riahi qui donne d'un côté sur la rue Dar El Bacha et de l'autre rue Souk El Msakaf où se trouve Sidi Mahrez. Bon sang ne saurait mentir : Ali Riahi avait, en fait, de qui tenir. Ses oncles Sadok et Hédi étaient en effet eux-mêmes de grands mélomanes. De plus, très jeune, il apprit énormément au contact du musicien Abdelaziz Jemaïl qui tenait un atelier de fabrication de luths avec à l'arrière une «maksoura» où Jemaïl enseignait le «malouf», le luth et le violon. En face de l'atelier de Si Jemaïl, M. Allala Kalaï, le père de Ahmed et Ridha Kalaï, tenait une boutique de tisserand (hraïri). Le jeune Ali Riahi allait donc régulièrement chez Abdelaziz Jemaïl chanter de la musique orientale. Le «jury» d'auditeurs était composé de MM. Mohamed Badra, Mohamed Agrebi, Mustapha Bouchoucha, Laroussi Saïd… Premier concert Le premier concert public donné par Ali Riahi, le jeudi 17 décembre 1936 au «Palais des sociétés françaises» (actuellement maison de la culture Ibn-Rachiq), a été un échec cuisant : il reprit ce soir-là ses premiers succès Ala dhaou el koumaïra et Allamouk el hajr… Au bout du second concert public, et auquel assistèrent tout juste une cinquantaine de personnes, Hédi Jouini, qui faisait partie de la troupe musicale l'accompagnant, conseilla à Ali Riahi d'aller voir ailleurs, c'est-à-dire de chercher un autre job. La pugnacité et la ténacité de notre bonhomme allaient, cependant, être payants. Il a pris le risque — gagnant — de chanter tout seul dans un concert tenu au Théâtre municipal de Tunis. Il le donna à guichets fermés. Ali Riahi intègre en 1938 la Radio nationale dont le nouveau siège a été inauguré le 15 octobre 1938 par M. Jules Julien (ministre français des PTT, venu spécialement de France pour la circonstance). En ce temps-là, le directeur de la programmation arabe, M. Othman Kaâk, et le directeur musical, M. Mustapha Bouchoucha, vont recaler le jeune artiste, tout simplement parce qu'il chantait oriental. Ali Riahi allait alors devoir apprendre le malouf à la boutique de Si Abdelaziz Jemaïl. Avant d'être réadmis à la Radio. A partir de 1940, il enregistre des disques pour le compte de la maison Pathé-Marconi à Alger, en coordination avec le directeur de l'Opéra d'Alger, M. Mohieddine Bach Tarzi. Les six premières chansons qu'il enregistra sur disque étaient : Ya chaghla béli, Kaletli kelma ou aoudetha, Zina ya bent el henchir, Asfour yéghanni, Ya saïha et Ala dhaou el koumaïra. Huit musiciens accompagnaient Ali Riahi lors de ces enregistrements passés à la postérité : Kaddour Srarfi (chef d'orchestre et violoniste), Ahmed Sabahi (violoniste), Mustapha Kamel (luthiste), Youssef ou Soussou Slama (cithare), Salah Khémissi (nay) avant qu'il ne devienne chanteur humoristique, Moncef Kmiha (violoniste), Abderrazak Chichty (darbouka) et Abdallah Ben Mansour (tar). En avion pour la première fois ! Malgré sa phobie des avions qui allait lui jouer quelques tours, Ali Riahi effectua son premier voyage en Egypte en mars 1953 par car, et au retour il prendra l'avion. Il chantera sur la scène de l'Institut de la musique arabe au Caire Ayech min ghir amel fi hobak, Yelli dhalemni, Inajik wou inejini, Ched essif et Zina. Le gala a été organisé par Mme Bahiya Hafedh, une artiste issue d'une famille aristocrate, en l'honneur du grand chanteur tunisien. Il connut un vif succès, ce qui explique tout l'intérêt manifesté par les stations Sawt el Arab et Radio Echarq El Adna qui décidèrent d'enregistrer ses grands tubes. En ce temps-là, Ali Riahi rencontrait chaque jour Férid Latrache. Il vit, également, Mohamed Abdelwaheb à son bureau, avenue Ourabi, et lui chanta Zina ya bentel henchir. Il reviendra en 1956 au Caire enregistrer ses derniers succès. Sa notoriété en faisait la première voix de Tunisie. Il y trônera durant trois bonnes décennies, car le public tunisien, reconnaissant, a fait son choix : la sensibilité, l'élégance et la passion de la musique, à laquelle il dédia toute sa vie, ont fait de Sidi Ali Motrob El Khadra. Un vrai chanteur qu'on ne se lasse toujours pas d'écouter avec un égal plaisir.