Face aux tiraillements que vit la scène politique nationale à propos de l'épineuse problématique de la migration de l'information gouvernementale au statut de média public, l'on peut s'interroger sur les positions des partis politiques et des acteurs de la société civile en cette période cruciale de la deuxième étape de la transition démocratique. Comment ont-ils vécu les derniers événements ayant opposé les journalistes des médias publics, plus particulièrement ceux de la TV nationale, aux sit-inneurs ayant cherché, durant près de deux mois, à leur mettre la pression, dans l'objectif de les domestiquer et de faire en sorte que la TV obéisse aux ordres, comme à l'époque révolue, sous le prétexte qu'elle doit être au service de la majorité légitimement élue lors du rendez-vous du 23 octobre dernier ? Quels sont les moyens à mettre en œuvre et les mécanismes à faire intervenir afin que le secteur de l'information (et pas uniquement les médias publics et en premier lieu la TV nationale) se prenne en charge et participe à sa propre prise en charge et métamorphose en une information publique au service des objectifs de la révolution de la dignité et de la liberté ? La Presse a posé ces deux questions à nombre de responsables de partis politiques et de militants actifs de la société civile qui n'ont pas manqué d'exprimer «leur soutien à la bataille que livrent les journalistes aux forces de régression cherchant à mettre le secteur de l'information sous leur coupe» et de faire part de leur conviction qu'il est temps «d'organiser un débat national sur la réforme de l'information, loin des tiraillements politico-idéologiques ou des calculs partisans». Un gâchis de plus Abdelwaheb Hani, président du parti «Al Majd», est d'avis «qu'aucun pouvoir n'est démocratique par sa propre volonté. Il l'est par l'équilibre des pouvoirs et l'exercice effectif des contre-pouvoirs, notamment le pouvoir d'informer qui est considéré comme étant le 4e pouvoir. Donc, la question de la liberté des médias est fondamentale pour la construction de la démocratie naissante en Tunisie, ce qui explique, d'ailleurs, les tiraillements que nous sommes en train de vivre. L'existence de médias publics, professionnels et forts est un signe de bonne santé de tout régime démocratique. Ce qui se passe, aujourd'hui, illustre bien la difficulté pour tout le monde de passer d'un système de médias au service du gouvernement, du parti au pouvoir, de la famille régnante, d'une idéologie déterminée, à un système de médias publics au service des citoyens». Et le président d'Al Majd de préciser encore : «Certains dans le gouvernement et dans l'opposition n'ont pas compris l'importance de cette transition démocratique dans le secteur des médias publics. Les appels récurrents à la privatisation des médias publics traduisent l'échec de la Troïka d'accompagner cette migration vers des médias publics, au moment où cet objectif est défendu par tout le monde, y compris par Ennahdha, qui vient d'annoncer finalement son attachement au service public. Tout ce gâchis est dû à l'amateurisme de ceux qui nous gouvernent, à l'absence de vision, de stratégie et de feuille de route dans leur projet de gérer le pays. Je suis convaincu que les professionnels du secteur doivent s'atteler à mettre en place les réformes nécessaires à leur profession et que le gouvernement est appelé à organiser un débat national sur la question, dans la sérénité et le consensus, loin des tiraillements politico-idéologiques et loin de toute précipitation». Pour une diversité réelle De son côté, Ajmi Lourimi, membre du comité exécutif du mouvement Ennahdha, estime que «la liberté d'expression et d'information est un acquis de la révolution, fruit de tant de sacrifices consentis par plusieurs générations de militants, qu'il importe de préserver et de renforcer. Pour ce qui est du paysage médiatique national, il faut qu'il répercute une diversité réelle et une pluralité effective, d'où la nécessité, pour notre information nationale, de s'adapter aux standards internationaux en matière d'impartialité, de professionnalisme et de transparence». Volet médias publics, Ajmi Lourimi estime qu'on «a hérité une situation difficile et compliquée qui fait que ce secteur souffre de problèmes structurels, administratifs et même au niveau de la pratique professionnelle, une situation qui appelle au recyclage des journalistes afin qu'ils puissent se mettre au diapason de la modernité. D'ailleurs, une étude effectuée par la BBC a montré que les médias publics souffrent de plusieurs maux. De par sa vocation de service public, nous voulons que les médias publics soient un miroir dans lequel les citoyens tunisiens se retrouvent, rencontrent leur vécu quotidien et soient au fait des paris qu'ils ont le devoir de gagner tout en étant informés des différentes approches sur la scène politique ainsi que des acquis réalisés et de leurs droits, l'essentiel est que le citoyen soit assuré sur la marche de son pays et accède à une image réelle de ce qui se passe dans notre pays. Au mouvement Ennahdha, nous ne voulons pas d'une information qui obéit aveuglément au gouvernement. Nous ne voulons pas également d'une information opposée systématiquement au gouvernement et qui ne fait que critiquer et dénigrer son action. Nous voulons une information qui privilégie le professionnalisme, la crédibilité et le respect de toutes les opinions. Nous estimons que la couverture des activités gouvernementales ne constitue pas un service que les médias rendent au gouvernement. De même, la critique de l'action gouvernementale n'est pas un crime». Toutefois, le responsable nahdhaoui considère que les médias sont «encore en retard par rapport aux impératifs de l'étape et le mécontentement ainsi que la colère qu'éprouvent les citoyens à l'égard du rendement des médias publics ne sont pas fortuits ou artificiels, dans la mesure où ces médias ne sont pas encore convaincants en dépit des efforts fournis par les journalistes honnêtes et patriotes qui cherchent à faire accéder l'information nationale à un palier supérieur répondant aux objectifs de la révolution. Moi, personnellement, je suis optimiste quant à notre capacité à trouver des solutions réalistes et convaincantes à condition qu'on s'écoute les uns les autres et que nous soyons persuadés que la solution recherchée ne peut être que collective et consensuelle. Quant à la privatisation des médias publics, elle ne constitue point un objectif que le mouvement Ennahdha cherche à atteindre coûte que coûte ou un choix officiel du gouvernement de la Troïka. Pour nous, le problème fondamental reste la réforme des médias publics, dans une ambiance de dialogue que rien ne peut remplacer». Que les journalistes se prennent en charge Ressentant une inquiétude réelle pour l'avenir de l'expérience démocratique entamée en Tunisie à la faveur de la révolution du 14 janvier 2011, Slaheddine Jourchi, coprésident de la Constituante civile et membre actif de la société civile, pense que «les tiraillements politiques et idéologiques qui focalisent de nos jours sur l'information et plus particulièrement les médias publics, touchent, en réalité, la ligne éditoriale de la TV tunisienne, ce qui montre l'importance du journal télévisé suivi, selon les derniers sondages, par plus de quatre millions de téléspectateurs. Ces mêmes sondages ont révélé que les Tunisiens sont satisfaits de leur télévision qui occupe la première place en matière d'audience et devancent les chaînes étrangères, y compris Al Jazira». Slaheddine Jourchi estime qu'il est «temps d'organiser un débat national sur la réforme du secteur de l'information, à l'initiative des journalistes afin que leur participation à la prochaine consultation sur le secteur reflète les ambitions et les aspirations de la base journalistique. Les journalistes doivent montrer qu'ils sont les premiers intéressés par la réforme de leur profession et de ses structures et qu'ils ne doivent pas accepter que des choix étrangers au métier leur soient imposés. Au cas où ils accepteraient les interventions et les ordres d'en haut, ils ne feront que sacrifier, de nouveau, la profession journalistique pour de nouvelles décennies». Dans le même ordre d'idées, Issam Chebbi, membre du bureau exécutif d'Al Joumhouri, pense que «l'information publique doit demeurer indépendante pour préserver son rôle dynamique et n'obéir aux ordres de personne, même à la majorité au pouvoir, fût-elle élue démocratiquement». «J'aurais préféré, poursuit-il, que le mouvement Ennahdha et le gouvernement nous évitent cette crise qui était de trop et je me demande s'il était nécessaire que le sang coule pour que les décideurs prennent conscience que la démarche qu'ils ont suivie afin de domestiquer les médias publics était un faux choix pour revenir à la raison et décider de lever le sit-in campant durant près de deux mois devant la TV nationale. Il faut souligner, toutefois, que la défense héroïque par les journalistes de leur profession et leur attachement admirable à défendre leur indépendance ont eu pour conséquence la réconciliation des Tunisiens avec cette institution après des décennies de rupture et d'incompréhension. Cette bataille remportée haut la main par les journalistes a montré également que la réforme du secteur ne se fera qu'avec les journalistes et pour les journalistes».