D'un côté, des plaintes déposées par la direction de la Télévision nationale auprès du procureur de la République pour harcèlement, menaces, intimidation et insultes à l'encontre des journalistes de la télévision publique, et d'autre part des sit-inneurs qui estiment de leur «devoir» de veiller à l'assainissement de la télévision publique des «symboles» du benalisme, ils ont appelé leur mouvement protestataire «'Taharrouki Al Ahrar litathir i'ilam al Ar» (Le mouvement des libres pour assainir les médias de la honte). Qui a tort? Qui a raison? Et surtout pourquoi pareil mouvement et maintenant? D'un point de vue légal, dès le moment que les contestataires ont demandé l'autorisation de camper en face de la télévision publique et que les pouvoirs publics ont acquiescé, rien ne les en empêche, ils peuvent y rester autant qu'ils le veulent tant qu'ils ne se sont pas adonnés à des actes de violence. De quelle violence parle-t-on là? Violence morale, physique? «Nous avons déposé trois plaintes auprès des autorités concernées, accompagnées d'enregistrements audiovisuels sur des outrages verbaux adressés à des journalistes et des listes de noms cités par des manifestants, mais à ce jour, nous n'avons eu aucune réaction. Nous avons également envoyé des courriers aux différents organismes* liés de près ou de loin au secteur des médias. Leurs actions ont été assez timides et n'ont rien changé à la donne sur le terrain, mis à part les actes de solidarité exprimés par nos consurs et confrères», a tenu à préciser une responsable à la télé. Les mécontents questionnés nient pour leur part toute tentative d'intimidation ou acte d'insulte à l'égard des journalistes de la TV: «Nous sommes les jeunes de la révolution et nous sommes là pour concrétiser les objectifs de la révolution en purifiant cet établissement public, payé des deniers du contribuable, des symboles du régime Ben Ali et en éliminant les anciennes pratiques de glorification et d'encensement des responsables ou des gouvernants». Vous êtes des spécialistes des médias? Vous critiquez l'ordre des informations? Vous estimez que les activités du gouvernement ne sont pas assez couvertes ou mises en valeur par le journal télévisé? «S'il vous plaît, ne nous faites pas dire des choses que nous n'avons pas exprimées. Nous n'appartenons à aucun courant idéologique et nous ne défendons personne. Mais nous estimons naturel que cette révolution aboutisse à de nouvelles règles plus dignes de la Tunisie d'aujourd'hui et que de nouveaux visages reflètent aujourd'hui ce changement. Pas ceux qui ont toujours profité du système et qui poursuivent les mêmes pratiques et nous en avons les preuves». Nous aurions bien voulu les croire si ce n'est que le feu des hostilités à l'encontre des journalistes a été ouvert par Rached Ghannouchi s'adressant à des jeunes du mouvement Ennahdha et relayé par certains membres du gouvernement, qui ont critiqué la presse nationale de façon véhémente poussant le vice jusqu'à le faire sur des chaînes étrangères Parmi les révoltés, des jeunes instruits, ingénieurs pour la plupart, qui se sont liés d'amitiés à La Kasbah 2, des hommes d'âge mûr qui ont souffert des exemptions de l'ancien régime, d'anciens prisonniers et d'autres venus de cités pauvres et marginalisées, sans grande instruction et qui estiment qu'il est temps qu'on entende leurs voix et qu'il «imposent» leur diktat face à ces nantis de la République Aucun spécialiste ou technicien des médias. «Nous sommes pacifistes et nous ne bougerons pas d'ici avant que nos revendications soient satisfaites. «Les journalistes ont joué un très sale rôle du temps de Ben Ali, ils ont été associés à ses crimes, les ont couverts et l'ont soutenu dans son parcours de tortionnaire. Il est temps de remettre les pendules à l'heure et de mettre les personnes qu'il faut à la place qu'il faut», atteste l'un des sit-inneurs, porte-parole de son état. Et même si la posture est non-violente, les discours, eux, peuvent être perçus de différentes manières selon le degré de conscience et de maturité des récepteurs «Nous refusons de payer de nos poches ceux qui ne transmettent pas notre voix et la voix du peuple». A les entendre, tout le peuple se résume en eux, ils y croient dur comme fer et parlent en son nom. Des mères de familles sont là à appuyer une action qu'elles jugent nécessaire et impérative pour sauver la Télévision tunisienne des «mauvaises pratiques» et des «mauvaises personnes». Une affirmation qui revient très souvent dans le fil de la discussion. Les sit-inneurs détiendraient même des informations sur les missions et les rémunérations des journalistes et producteurs à la télévision. Qui les leur a transmises, de quel droit et couvert par quelle loi? Autant dire que la télévision publique devrait commencer par balayer devant sa propre porte en lançant elle-même des enquêtes sur le filtrage d'informations à l'extérieur, ce qui peut porter un grave préjudice à ses préposés Est-ce une preuve de manque de confiance dans le gouvernement en place? «Ils parlent de médias mauves qui ne transmettent pas l'information comme il se doit, d'après ce que j'ai cru comprendre, indique Imen Bahroun, directrice de la deuxième chaîne nationale, et je respecte leurs opinions dès lors qu'ils n'agressent pas les journalistes et ne les attaquent pas. S'ils veulent voir les actes de ceux qu'ils ont élus sur la télévision publique, c'est leur droit à condition qu'ils ne dépassent pas une ligne rouge qui est celle de nous attaquer verbalement». Ils se seraient attendus à ce que les médias eux-mêmes procèdent aux opérations d'assainissement et à la dénonciation de ceux ou celles qui ont trempé dans des actes de malversation, de corruption ou de connivence avec l'ancien régime. «Ils ne l'ont pas fait, nous nous en chargeons nous-mêmes aujourd'hui». A leur rescousse, Hend Harouni, militante de longue date et sur du ministre du Transport Abdelkrim Harouni: «Je suis là en tant que citoyenne tunisienne qui a toujours défendu les grands principes de justice et d'intégrité depuis l'ère Ben Ali». Mais aussi, le président du parti Attahrir, Ridha Belhaj qui dénonce partout les médias de la honte, qui n'assurent pas, oubliant que c'est grâce à eux qu'il a pu s'imposer sur la place publique et que sans eux il aurait été un parfait inconnu faisant sa propagande idéologique auprès d'âmes envenimées et quelque peu troublées comme la sienne mais sans aucune dimension politique. Les chants religieux et les slogans scandés par les sit-inneurs, à travers des haut-parleurs installés à quelques mètres de la TV, rythment les après midi des journalistes et employés. «Que ceux qui détiennent des dossiers sur la corruption et les malversations les soumettent à la justice, nous serons aussi heureux qu'eux de faire le ménage chez nous», indique Sadek Bouabene, directeur d'Al Watania 1. En fait, le danger de pareilles pratiques est qu'elles démontrent que des jeunes éveillés à la politique après la révolution ont si peu confiance dans le système qu'ils préfèrent faire justice eux-mêmes. Si c'est le cas, le gouvernement aurait à leur prouver qu'il est capable de prendre les décisions qui s'imposent dès lors qu'il s'agit de la bonne gouvernance des établissements publics. Que le gouvernement laisse faire prête à confusion à plusieurs titres. Si aujourd'hui, les jeunes de la révolution campent devant la Télévision nationale pour assainir, dénoncer et juger, demain où iront-ils et après demain? A quoi cela servirait d'avoir un Etat, des institutions et des contraintes policières et armées, si ce n'est pour gérer la chose publique? ---------------------------- *Les organismes saisis par la télévision publique sont le Conseil national des libertés, le Conseil supérieur de la réforme de l'information, les trois présidences (République, gouvernement et Assemblée constituante), le Syndicat des journalistes, le ministre de la Justice, la Ligue tunisienne des Droits de l'Homme, le ministre conseiller chargé des Droits de l'Homme, Reporters sans frontières.