Par Abdellatif Ghorbal Au départ à caractère purement juridique et commercial, le différend entre Syphax Airlines et Tunisair a pris, depuis dimanche dernier, une tournure dramatique, avec la menace annoncée en fin de soirée par M. Mohamed Frikha, président de la compagnie aérienne naissante, d'arrêter les activités de Syphax Airlines. Ce fâcheux dénouement du premier projet à Sfax de l'ère démocratique, si rien ne change d'ici là, porte gravement préjudice aux intérêts économiques et sociaux de Sfax et des régions environnantes, et partant, à ceux de la Tunisie. A qui la faute ? A M. Frikha ? A Tunisair ? A d'autres acteurs dans les centres de pouvoir administratifs et politiques ? Cela mérite des réponses claires, responsables, et surtout crédibles. Qu'un syndicat d'une catégorie du personnel de Tunisair parvienne à tuer dans l'œuf un projet prometteur d'un investisseur privé tunisien en dit long sur l'incapacité des nouveaux gouvernants à identifier les vrais intérêts de notre pays. Quel triste message adressé aux investisseurs tunisiens et étrangers, à l'heure où les pauvres et les chômeurs de Tunisie réclament à cor et à cri du travail pour tous, et des sources de revenus pérennes! En fait, les protestataires de Tunisair Handling ne sont que les dindons de la farce dans cette affaire. Agissant par inconscience, ou manipulés par quelques bureaucrates inquiets pour leurs carrières, ils se retrouvent en fort décalage par rapport aux intérêts de larges franges de Tunisiens empruntant les lignes aériennes tunisiennes, dont principalement nos compatriotes résidant à l'étranger. Ces derniers, en dépit de leurs réclamations constamment répétées depuis des décennies, continuent encore à supporter injustement les effets de la mauvaise gestion passée de la compagnie aérienne nationale et de sa nuisible politique tarifaire. Là se nichent les causes profondes de la crise de Tunisair. Il n'y a donc pas de problème «Syphax Airlines»: il y a en réalité un problème du transport aérien tunisien, que Syphax Airlines ne fait que révéler. Le problème Tunisair Tunisair redoute les conséquences des mutations en cours dans le secteur du transport aérien mondial, c'est un fait. A défaut de s'y être préparés à temps pour mieux y faire face, les dirigeants de Tunisair ont, jusque-là, perpétué les mêmes pratiques en se barricadant derrière une politique tarifaire non adaptée, adossée à des velléités monopolistiques, par une lutte soutenue contre la concurrence et contre l'ouverture du ciel en Tunisie (l'open sky). Nous savons peu de choses sur la santé de notre société nationale. Mais sa gestion durant les précédentes décennies laissait à désirer, en raison, en bonne partie, de la forte dépendance des dirigeants de Tunisair à l'autorité politique, ainsi que des abus et des faveurs consenties aux cercles du pouvoir. Notre compagnie nationale se retrouvait, de facto, plus au service des gens au pouvoir, qui en usaient et abusaient, qu'à celui de ses clients, qui payaient le prix fort. A cela s'ajoute la mauvaise gestion des ressources humaines, avec notamment le pantouflage pratiqué durant des décennies au bénéfice des ami(e)s que les pouvoirs successifs voulaient caser. Aujourd'hui, force est de constater que le bilan de Tunisair est accablant pour ses anciennes directions successives, et douloureux pour les clients de cette compagnie nationale, acculés à toujours payer le prix fort. Quand l'espace aérien se dégage partout à travers le monde, il reste verrouillé en Tunisie afin de protéger la société nationale. Cela serait acceptable si Tunisair avait parfaitement accompli son rôle de société nationale, au service du pays et de son économie. Mais quand cela aboutit au verrouillage du ciel, la clientèle potentielle se retient. Les touristes cherchent d'autres horizons, le Maroc notamment, dont la compagnie aérienne «Royal Air Maroc» profite amplement des avantages de l'open sky. Les Tunisiens à l'étranger visitent le pays moins souvent qu'ils ne l'auraient souhaité. Alors qu'avec plus de visites, leur contribution à l'économie pourrait être beaucoup plus importante, leurs enfants seraient plus heureux de se rendre fréquemment en Tunisie, et de pouvoir ainsi raffermir les liens avec le pays d'origine. L'une des raisons d'être d'une compagnie nationale aérienne est de toujours assurer le service pour lequel elle a été créée : celui du transport des passagers et des marchandises dans des conditions optimales, en harmonie avec les dynamiques sociales et économiques des grandes agglomérations du pays. Même dans le cas où la société deviendrait structurellement déficitaire, le pays serait toujours gagnant, et l'Etat amené naturellement à compenser les pertes éventuelles, pour peu que le nombre de visiteurs en Tunisie s'accroisse. Mais financer à fonds perdus une société qui, par des tarifs bien trop élevés, et des liaisons trop peu nombreuses, empêchent touristes, Tunisiens de l'étranger et investisseurs de venir en Tunisie est absurde et dangereux. Tunisair ne doit pas avoir peur, ni de la concurrence ni de l'open sky. D'autant que cela ne servirait à rien, l'open sky étant déjà programmé pour 2013. Tunisair doit s'y préparer, et même l'organiser, dans la coopération sur le plan mondial, et dans la solidarité et l'entraide sur le plan national. Quand il y a plus de passagers, tout le monde y gagne : l'économie du pays, le tourisme, Tunisair, Tunisair Handling, Syphax Airlines, et toutes les autres compagnies tunisiennes. Pourquoi s'en priver alors ? Hostilité à Syphax ou à Sfax ? Quand Syphax Airlines se lance dans l'aventure, l'intérêt du pays voudrait qu'elle rencontre partout les encouragements nécessaires. M. Frikha déclare à qui veut l'entendre qu'il est animé du désir de participer à l'essor économique de Sfax et des régions environnantes, enfin rendu possible par la révolution, après plusieurs décennies de marginalisation par les pouvoirs précédents (sûrement trompés par des forces régionalistes rétrogrades et nuisibles). Ce promoteur audacieux se propose de réaliser Sfax ce que Tunisair n'a pas pu apporter à cette ville pendant des décennies. Par son acte, il tente de pallier l'incurie des autorités administratives et politiques. Les événements de ces dernières semaines montrent que le succès ou l'échec de Syphax Airlines serait un message fort pour tous les investisseurs et entrepreneurs tunisiens ou étrangers qui seraient tentés de suivre l'exemple de M. Frikha. Ce sera le test pour les gouvernants actuels, et pour les autorités administratives locales ou nationales. Ce sera l'heure de vérité pour la région de Sfax, et pour toutes celles et tous ceux qui y vivent. D'aucuns pensent déjà que le projet de Syphax Airlines ne dépend plus du seul M. Frikha, qui n'a plus à se battre seul. Son projet est déjà adopté et pris en charge par la population de la région, tant il est considéré comme emblématique pour annoncer les projets de demain. Il n'y a qu'à se rappeler l'ambiance qui régnait à Sfax lors de l'animation «son et lumière» sur la façade de l'hôtel de ville, le jour du vol inaugural Tunis-Sfax de la compagnie Syphax Airlines pour se rendre compte de la totale adhésion de la population aux perspectives prometteuses de développement de leur région, et de l'ampleur de l'espoir qu'elle met dans ce projet pour anticiper un avenir meilleur après avoir été trop longtemps marginalisée dans le passé. Dans l'immédiat, il revient au pouvoir actuel de montrer sa capacité à bien appréhender les intérêts supérieurs du pays, et à faire oublier le régionalisme d'Etat dont fut victime, pendant des décennies, une région des plus dynamiques du pays. La tâche semble lourde, tant il semble qu'aujourd'hui, malgré le 12 janvier 2011, malgré la révolution, malgré la contribution magistrale de Sfax et des Sfaxiens à la libération du pays, prononcer le mot «Sfax» suffit à vous faire taxer de régionaliste ! Et pourtant, il faut parler des besoins de Sfax, l'avenir économique et social du pays en dépend. La Tunisie doit autoriser le décollage économique de Sfax Sfax a un besoin vital d'une administration attentive et réactive, désireuse de comprendre les spécificités locales, d'une administration compétente, capable d'encourager les projets industriels et commerciaux pourvoyeurs d'emplois, d'une administration qui n'ait pas peur des gens de Sfax, mais qui, au contraire, les encourage à entreprendre. Actuellement, les populations de Sfax et de ses environs se sentent négligés, voire surveillés par l'administration, et sûrement pas encouragés à investir localement. Dans ces conditions, il est normal que beaucoup d'entre eux placent leur argent ailleurs. A plus long terme, ce n'est pas l'avenir des Sfaxiens qui se joue à Sfax, mais bien l'avenir de toute la Tunisie. Jusqu'à présent, Sfax a toujours tenu son rôle de «capitale du Sud», en fournissant une première soupape de sécurité économique aux habitants de Gafsa et de Gabès, Sidi Bouzid, Kasserine, Kairouan, et des autres régions environnantes. Si l'effondrement économique de Sfax se poursuit, elle ne pourra même plus jouer ce rôle, et l'hypertrophie de Tunis sera encore plus accentuée. Mais si Sfax se développe, elle produira un effet d'entraînement économique immédiat, permettant peut-être le décollage économique de ces régions, et diminuant, au moins en partie, l'émigration intérieure. En réalité, la Tunisie n'a pas le choix : à part Sfax, quelle autre région pour épauler Tunis ? Sfax possède déjà les hommes et les capitaux, il ne lui manque que les encouragements du gouvernement. Si ce dernier les lui procure, c'est l'ensemble de la Tunisie qui sera transformé. Sfax est encore dans un carcan qui l'empêche de se développer, alors même que les capitaux, les cadres et la main-d'œuvre existent ! Il ne lui manque que les infrastructures, qu'aucune cité n'est en mesure de s'offrir seule, et la capacité d'agir, qu'on lui refuse depuis des années. Les politiques visant à favoriser le développement de Sfax n'ont donc rien à voir avec celles nécessaires au décollage économique des régions de l'intérieur. Sfax n'a pas besoin qu'on lui donne des emplois, ou qu'on les lui finance, car elle est en mesure de les créer elle-même. En d'autres termes, Sfax n'a pas besoin de l'aide du gouvernement, car celle-ci doit aller en priorité aux régions les plus défavorisées qui ne sont pas en mesure d'initier une croissance économique autonome. Sfax souhaite simplement qu'on lui permette d'aider son pays, en lui faisant enfin confiance. De la même façon que l'Espagne s'est redressée lorsqu'elle a compris, après la mort de Franco en 1975, qu'elle possédait deux jambes, Madrid et Barcelone, la Tunisie doit accepter de s'appuyer sur ses deux principales agglomérations, Tunis et Sfax. Et pour cela, il faut arrêter de freiner les investissements économiques des entrepreneurs sfaxiens, et notamment celui de M. Frikha. Car ce n'est pas l'envol des avions de Syphax Airlines qui est en jeu dans la crise actuelle, mais bien le décollage économique de la Tunisie elle-même.