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«La paix civile est une construction permanente»
Champ civique - Interview : Fethi Ben Slama, psychanalyste
Publié dans La Presse de Tunisie le 25 - 05 - 2012

Quatre mois après les événements du 14 janvier 2011, le psychanalyste tunisien et professeur à Paris VII, Fethi Ben Slama, publiait un essai d'une grande justesse : «Soudain la Révolution!» (Cérès Editions). Dans sa «Géopsychanalyse d'un soulèvement», il prédisait la dérive quasi chaotique des révolutions arabes nées dans des pays carencés en matière de démocratie. De passage en Tunisie la semaine passée, pour une série de consultations avec des hommes politiques et des militants de la société civile, nous avons rencontré le Pr Ben Slama à la suite de sa conférence sur «Violence et révolution» présentée mercredi dernier lors des débats de l'Atuge. Face à une situation socio-politique à la fois dense et complexe, la psychanalyse pourrait aider les Tunisiens à donner du sens aux ambigüités qui les entourent. Entretien.
Vous disiez dans l'une de vos dernières interventions: «Quand s'ouvre l'espace public, les conflits deviennent visibles». Cette violence qui s'exprime en Tunisie dans la rue, dans les discours, sur les réseaux sociaux et même au sein de l'entreprise s'expliquerait-elle par l'accumulation d'émotions trop longtemps tues, bâillonnées et refoulées après toutes ces années de dictature ?
- D'abord, attention : le mot «violence» est trop général, il amalgame des actes d'agression physique, des paroles ou des attitudes, ce qui n'est tout de même pas la même chose. Il y a lieu aussi de distinguer à l'intérieur de ces catégories des types et des degrés de gravité, par exemple entre délits et crimes, entre préméditation ou non. Allons plus loin encore : la non-violence peut être considérée comme une violence, lorsqu'on permet ou on laisse se produire des actes violents, sans y mettre fin. Cela étant, nous avons besoin de cette signification globale pour désigner l'emploi d'une force qui porte atteinte à l'intégrité physique ou psychologique d'un individu ou d'un groupe, une force que nous condamnons en principe. Quand on prononce le mot «violence», «‘unf» en arabe, c'est ce principe qui est convoqué avec l'aspiration à en éradiquer les manifestations. La société se fait et se défait autour de ce principe. Or, cette force condamnable, nous savons qu'on ne peut l'éliminer totalement, mais la limiter, ce qui fait appel à l'idée de seuil. Il y a des sociétés, comme en Tunisie, où le seuil de la violence est bas, ce qui implique une très grande sensibilité qu'il faut absolument conserver. Remarquons que la répression du soulèvement pacifique dans notre pays a été particulièrement violente, au regard de celle que les Egyptiens ont connue, par exemple. 350 morts, sans oublier les blessés d'un côté, et 900 de l'autre pour une population huit fois plus importante en Egypte. Certes, c'est sans commune mesure avec ce qui a eu lieu ailleurs, en Syrie, en Libye ou bien en Algérie dans les années 90, mais tout de même il y a très longtemps que les Tunisiens n'ont pas connu une telle ampleur de destruction de vies par ceux qui sont supposés la protéger. Cela aurait pu aller beaucoup plus loin, n'eusse été la décision salutaire de l'Armée tunisienne. Il faut prendre la mesure du gouffre que les Tunisiens ont entrevu à ce moment-là, on l'oublie un peu trop, c'est un traumatisme qui a été recouvert par la joie de la délivrance du tyran, mais ce qui a eu lieu au cours de ce soulèvement prodigieux recèle des effets pathologiques non sans rapport avec ce qui se passe aujourd'hui.
Maintenant, pour répondre à votre question, en effet, la montée à la surface de tout ce qui a été réprimé pendant des décennies expliquerait en partie la multiplication des actes qualifiés «de violence», enregistrés après la révolution du 14 janvier. Les Tunisiens n'ont jamais autant investi l'espace public pour s'exprimer librement. Or, la libre expression n'est pas une promenade dans la lumière rose, c'est fondamentalement la manifestation de la critique, du désaccord et du conflit. En démocratie, on attend de l'expression des conflits, la possibilité d'un traitement qui limite la violence et la convertisse en une énergie de liaison et de pacification. Lorsqu'on n'a pas acquis une culture de l'expression des conflits, cela peut effrayer en donnant le sentiment de la fragmentation de la société et de la propagation du chaos. Conséquence : dans un premier temps, l'accès à la liberté peut aggraver la surdité et la mésentente des uns vis-à-vis des autres. Surtout, lorsque les conflits ne rencontrent pas les interlocuteurs capables de leur trouver une issue. La frustration et le sentiment d'inutilité de ce qui a été accompli se répand.
A-t-on franchi un pas lorsqu'un fonctionnaire condamne à mort un ancien premier ministre et que les gouvernants laissent faire ? La violence ne monte-t-elle pas crescendo au moment où l'autorité supposée mettre un terme à la violence se désincarne subitement ?
Il y a eu là un acte très grave qui n'a pas été sanctionné. L'appel au meurtre quel qu'il soit est le degré extrême de la violence verbale. Venant d'un individu porteur de l'autorité publique, il s'agit d'une circonstance aggravante. On ne comprend pas cette tolérance, sinon que ceux qui ont la charge de la sanction ont implicitement approuvé l'appel au meurtre. C'est en voyant cela que je me suis dit qu'un seuil a été franchi en Tunisie, et la responsabilité en revient à ceux qui exercent les fonctions gouvernementales. Ils jouent avec le feu. Si demain l'incendie se déclare dans ce pays, si un dirigeant politique est assassiné, on datera la faute de ce moment-là. La tolérance de tels actes est une forfaiture. Une mesure, même tardive, serait mieux que rien.
Comment les Tunisiens pourraient-ils mieux gérer ces conflits, porteurs de violence et de souffrance ?
Qu'est-ce qui permet la paix civile ? C'est la substitution du droit à la violence, la politique à la guerre, la morale à l'agression. Le non-respect de ces trois substitutions favorise l'accroissement de la violence. Chaque Tunisien a le devoir d'œuvrer pour les rendre effectives. Les gens qui croient que la société tunisienne est immuablement paisible et ne peut sombrer dans la barbarie se trompent. La civilisation est une couche très mince comme nous l'apprend la connaissance de l'inconscient. Les dinosaures s'y battent encore et pour toujours, parce que nos pulsions ne renoncent jamais définitivement. L'histoire nous montre que des sociétés pacifiques et très civilisées ont connu de terribles exactions. La paix civile est une construction permanente. L'autorité publique qui détient la force et son usage légitime a une responsabilité politique et juridique majeure, tant dans les discours que dans l'action. Il faut qu'elle joue la fonction de tiers institutionnel et la respecte scrupuleusement, ce qui signifie qu'elle ne doit pas être partisane. Nous sommes loin du compte aujourd'hui, comme hier d'ailleurs. L'élément central dans la prévention de la violence est l'accroissement de cette fonction du tiers qui permet le traitement des litiges dans une neutralité totale.
Engager le processus de la justice transitionnelle peut-il réduire la violence ?
Il ne fait pas de doute que tarder à rendre justice à ceux qui ont été lésés par toutes ces années de dictature est la source d'une grande détresse. C'est révoltant que les discours ne rejoignent pas les actes, un an et demi après la révolution. La justice transitionnelle ne se limite pas à donner de l'argent aux victimes, c'est une infamie de mettre en avant ce procédé. Il faut très vite ouvrir la scène à la parole de vérité et à la comparution devant les instances appropriées. Cela produira un effet pacifiant sur l'ensemble des Tunisiens. L'élément fondamentalement réparateur pour les êtres humains est symbolique, surtout quand l'irréparable a eu lieu. C'est étonnant qu'un parti dont le référentiel s'enracine dans la spiritualité puisse mettre en avant l'argent pour indemniser des blessures du passé ! Ce n'est pas qu'il ne faille pas dédommager raisonnablement, mais ça fonctionne à l'envers, ici. Et puis, pour les gouvernants actuels, le fait d'accéder aux plus hautes responsabilités de l'Etat n'est-il pas la réparation la plus élevée ? Pour cette catégorie, la justice transitionnelle a déjà eu lieu, le peuple leur a fait droit. Mais le peuple attend que les gouvernants lui rendent justice.
«Désidentifier» l'autre comme tentent de le faire les islamistes radicaux et les salafistes est-ce la pire des violences ?
La désidentification, autrement dit le fait de ne pas se reconnaître le même qu'un autre, est un droit psychologique fondamental. Y compris de ne pas se reconnaître comme étant soi-même. Nous sommes toujours, en partie, autres à nous-mêmes. C'est la source du débat de la conscience de soi, et c'est ce que l'inconscient vous indique, par exemple quand vous rêvez. A l'inverse, lorsque quelqu'un prétend que vous n'êtes pas ce que vous devez être, en sous-entendant que vous devez être comme lui, ou comme ce qu'il croit être le vrai être que vous n'êtes pas, alors la désidentification est au service de la folie et du massacre. C'est le ressort idéologique des destructions massives dont le XXe siècle est si riche. Le discours islamiste sur le tarissement des sources ne peut conduire qu'au fascisme qui consiste à vouloir vous ramener à l'origine, pour vous faire passer par son moule. J'appelle ces gens les «tarés de la source».
La révolution a chassé la peur chez les Tunisiens. Est-ce toujours un bon symptôme ?
La peur est une question fondamentale de la vie politique, comme Spinoza l'a pensé d'une manière décisive. La révolution a eu pour conséquence de renverser la peur, elle n'est plus du côté du peuple mais du gouvernant. Mais la démocratie doit en principe supprimer la peur des deux côtés. Il y a cependant des individus qui ont du mal à respecter les lois sans la peur, et se croient tout permis. Le nombre de personnes très désinhibées au-delà du convenable se multiplient. Ce n'est pas une raison pour remettre de la peur, il faut un vaste programme d'éducation démocratique pour la Tunisie. Voilà un projet passionnant.
Face au parti Ennahdha au pouvoir, le constat est là: il n'existe pas en Tunisie actuellement de formation politique capable de rééquilibrer le jeu démocratique. Est-ce un motif supplémentaire de violence ?
Je pense que le personnel politique, qu'il soit de gauche ou de droite, nahdaoui ou pas, n'est pas à la hauteur de la révolution et de ses aspirations. Ce n'est pas une insulte, car la dictature a détruit la possibilité de se former à un espace public et à une gouvernance démocratique. Elle a fait naître des résistants, mais tellement préoccupés de leur survie personnelle et du peu d'espace qu'ils ont, qu'ils sont encore dans les petites guerres de chefs et dans des enjeux narcissiques qui prévalent sur l'avenir du pays. Ils sont encore des anti-Ben Ali et pas encore une force affirmative capable de créer des incarnations larges et nouvelles. Il y a à mon avis deux types de personnels politiques en Tunisie, aujourd'hui. D'un côté, celui du parti Ennahdha, qui est décalé dans le temps et spécialement dans le temps d'une démocratie et d'un Etat modernes, mais il occupe bien l'espace public. Et de l'autre côté, les multiples formations républicaines du centre et de la gauche, qui semblent décalées dans l'espace : elles n'arrivent pas à incarner des positions consistantes dans l'espace. Nous sommes avec deux formes d'inadaptation politique. Seule, la société civile est ici et maintenant, dans l'espace et dans le temps de l'histoire. Or la société civile a besoin des relais de la représentation politique qui lui correspondant. Sinon, elle va détester les acteurs politiques et la politique. Cela étant, celui qui occupe bien l'espace a un avantage, même s'il est décalé dans le temps. L'appareil du pouvoir est d'abord dans la spatialité, car le pouvoir est un pouvoir sur les corps et le corps supporte l'archaïsme. En revanche, lorsque j'observe les démocrates républicains de la gauche et du centre, j'ai l'impression de voir des femmes et des hommes très intelligents, très instruits, mais qui semblent vivre dans une démocratie vieille de 200 ans, en Suède par exemple. Ils ne sont pas sur le bon théâtre et jouent un vaudeville où ils font des petits coups à la «je-te-trompe» et «ciel mon mari !». Quand cesseront-ils ce petit jeu ? Cette situation est la source d'une très forte inquiétude, car cette inconsistance rend les gouvernants actuels encore plus arrogants et plus excessifs dans leur gestion du pouvoir, et leurs opposants plus fragiles et plus enragés. Pourtant, le scrutin du 23 octobre est loin d'avoir donné à Ennahdha carte blanche, seule une moitié du corps électoral a exercé ses droits, et parmi cette moitié Ennahda représente environ 20%. C'est tout de même pas le rush ! Aujourd'hui la représentation des Tunisiens est loin d'être satisfaisante et c'est une véritable cause d'instabilité. Il faut ajouter qu'Ennahda au pouvoir a devant elle le plus grand défi quant au problème de la violence, celui des salafistes djihadites. Elle joue son maintien au pouvoir, voire son existence future, et surtout la paix civile de notre pays. Elle tarde à traiter ce problème. Or là réside une des causes de la violence en Tunisie et la source de l'angoisse sur l'avenir.
Notre supplément "La Presse Champ Civique" du 25-05-2012


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