Par Heshmi Ferjani* S'opposer à quelque chose, à quelqu'un, à une idée, à une manifestation ou à un courant, c'est être en réaction, et c'est généralement le mode de fonctionnement privilégié que nous utilisons dans nos échanges interpersonnels. A défaut de prendre conscience de notre propre mode relationnel, il suffit de consulter les forums de libre expression et d'échanges tels que les réseaux sociaux et les médias pour s'en rendre compte. Chacun réagit à ce qui semble ne pas convenir à son mode de pensée, à ses habitudes, parfois à ce qui peut l'interpeller au plus profond de lui-même. La réaction exige de nous une certaine dépense d'énergie. Si deux personnes, situées chacune d'un côté d'une porte, exercent une pression, l'une pour entrer, l'autre pour sortir, le rapport de force s'installe et c'est celui qui poussera le plus fort qui aura gain de cause. Nous pouvons tous être dans cette situation à un moment ou à un autre. La réaction est salutaire dans une certaine étape de notre cheminement. Elle peut être aussi une façon d'exister : «Je m'oppose, donc je suis». Seulement elle ne nous permet que de faire des petits pas, de proposer un immobilisme, un «sur-place». Car lorsque je m'oppose, par esprit de contradiction, pour me protéger ou pour le plaisir de m'opposer, je suis en arrêt. L'état réactionnel véhicule aussi le message implicite du «tu as tort, j'ai raison» et induit une notion de pouvoir sur l'autre. L'action, de son côté, est un positionnement. C'est une énergie qui va dans le sens de ce que nous considérons comme juste. Je ne suis pas contre la guerre, je suis pour la paix ! Je ne suis pas contre tel ou tel parti politique, je suis pour une démarche qui allie respect de soi et de l'autre, prise de conscience, élévation, solidarité et ouverture. Je suis pour honorer et reconnaître l'action de l'autre ainsi que ses idées même si elles sont différentes des miennes. Par l'action, j'alimente mon projet en forces puisées dans mon potentiel, mes capacités et mon énergie. Je me positionne en avançant ce projet pour moi-même, ma famille, mon quartier, ma ville, ma région, mon pays, voire pour contribuer au mieux-vivre de la planète entière. La construction du projet se fait graduellement en partant de moi-même. Car le monde qui m'entoure n'est qu'une succession d'images que je projette dans la réalité : images qui correspondent à ce qui se passe dans mon for intérieur. Images de mes peurs, de mes craintes, de mes colères, de mes zones d'ombre, de mon propre autoritarisme, de ma propre intolérance vis-à-vis de l'autre ; mais aussi de mes qualités, de mes moments de joie, de bonheur, de création de lien avec tout ce qui vit : des chants de merle et de rossignol à l'éclosion des bourgeons des amandiers, des rosiers, du vol des libellules et des papillons. En un mot, ma vision extérieure est à l'image de ce qui est à l'intérieur de moi. En réagissant, je suis mû comme par une force invisible dans mon interaction au quotidien avec ce qui va entrer en résonance, faire écho à qui se passe en moi. Cela pourra me conforter dans mes certitudes et croyances ou bien m'interpeller et me déranger. Dans ce dernier cas, j'aurais l'occasion de conscientiser ce sur quoi je bute au moment présent, qui peut être une répétition de situations avec uniquement un changement de décors. Et alors revient cette sensation de «remake», de me retrouver toujours dans la même situation avec seulement les acteurs qui changent. Le leitmotiv est là constamment comme pour me ramener à moi-même. Le schéma de répétition se rejoue pour m'aider à faire émerger la partie invisible de l'iceberg en moi afin que je puisse peut-être me rendre compte que l'autre est un révélateur de ce qui se vit à l'intérieur de moi, à mon insu. Si je ne perçois pas le message, le plat m'est resservi encore et encore, autant de fois qu'il le faudra, toujours plus copieux, jusqu'à l'écœurement, l'indigestion. Partant de là, le «qui se ressemble s'assemble» entre en action. Nous fabriquons ainsi nos propres responsables ou gouvernants qui s'engouffrent dans nos propres failles. Notre propre niveau de conscience va nous mettre en résonance avec les gouvernants qui correspondent exactement à notre stade de compréhension. Le jeu démocratique exige que nous leur déléguions une partie de notre pouvoir. Ce pouvoir serait à la hauteur de notre inhibition, de notre peur d'exercer notre propre pouvoir pour des raisons qui ont trait, entre autres, à nos peurs. Peurs de l'enfance, ou La Peur, la vraie, qui sous-tend toutes les peurs, la peur de mourir, symboliquement – mourir à une étape pour naître à une autre, parfois dans le cadre d'un rite de passage, telle la fleur qui meurt pour donner naissance à un fruit – ou la peur de mourir réellement dans la croyance que tout sera néant au moment du dernier soupir. L'histoire est constamment là pour nous le rappeler. Se débarrasser de la tête, du chef, de l'autorité injuste, sans soigner le reste des membres de la société, des citoyens eux-mêmes, ne peut que nous ramener au point de départ, à savoir à un autre chef ayant une devanture différente mais un fond similaire. C'est la raison pour laquelle nous devons nous atteler à nos propres empreintes mémorielles, pas seulement à nos souvenirs. Il s'agit de nettoyer les mémoires invalidantes relatives surtout aux premières années de notre vie. C'est une nécessité. Il est question ici de revisiter des pans entiers de notre histoire personnelle pour alléger le poids des événements et cicatriser les blessures des enfants que nous étions. Parfois c'est notre façon d'avoir vécu l'événement qui lui donne cette imprégnation, cette ampleur. Il s'agit alors de sortir du rôle de la victime pour se responsabiliser, s'individualiser, se redresser. A l'image de l'arbre qui se nourrit du ciel et de la terre, nous puiserons dans nos ressources personnelles, jusqu'alors insoupçonnables. Il suffit juste de jeter un rapide coup d'œil sur les années écoulées de notre vie pour prendre la mesure du potentiel que nous avons. Potentiel parfois voilé par les événements du quotidien et qui ne demande qu'à être révélé et à se manifester. Si nous voulons un autre monde, meilleur, nous ne pouvons faire l'économie de mieux nous connaître nous-mêmes et d'ainsi alléger nos propres fardeaux, être prêts à accueillir ce qui est nouveau, en harmonie avec cette nouvelle étape de connaissance, re-co-(n)naissance de nous-mêmes. Ne pas le faire, le remettre à plus tard ou tout simplement l'occulter, ne fera que maintenir le même schéma dans nos têtes pour continuer à faire des ronds sur place, et à être manipulé par notre partie inconsciente, qui tire les ficelles à notre insu. En fait, le point de départ, ce n'est sûrement pas l'autre, mais moi. En conséquence, si nous voulons des responsables différents à tous les niveaux d'autorité (chefs, enseignants, préfets/gouverneurs, députés, ministres, présidents) répondant à nos aspirations et à celles du plus grand nombre, si nous voulons une gestion de la cité plus respectueuse de nos aspirations, il y a nécessité de combler nos manques et de déprogrammer nos failles afin de laisser la place désormais aux zones de lumière, à l'autorité juste, au courage, à la tolérance, au respect, à l'empathie et à l'humanisme. Il s'agit d'une démarche volontaire et courageuse de remise en question, qui pourrait être déclenchée par un sursaut, un événement personnel heureux ou douloureux, une crise de milieu de vie, un changement important. Ou bien, plus simplement, en décidant de détourner la tête du mur d'en face pour regarder au loin vers l'horizon. Le face-à-face et la cogitation continuelle du mental qu'il entraîne, épuisent. Si je fais l'expérience de me mettre juste à côté de l'autre pour diriger mon regard dans la même direction que lui, je peux avoir un autre angle de vision. Cela ne veut pas dire que nous allons être d'accord sur tout. Il est possible d'ouvrir la voie pour que la tension diminue et que le sentiment d'opposition s'estompe. Il s'agit juste, pendant un instant, de créer un lien qui ne passe pas nécessairement et de façon éphémère par le mental, mais qui touche le cœur, qui entre en résonance avec les valeurs de l'autre. Car l'autre n'est pas mon ennemi. Agir ainsi chacun de notre côté nous permettra d'établir un pont, de tisser un lien dans notre humanité, dans notre quête de compréhension et d'acceptation mutuelle. Nous avons la possibilité de sortir du «tac-au-tac» de l'opposition réactionnelle pour entreprendre un vrai travail sur nous-mêmes afin d'être dans l'action juste et non plus dans la réaction. L'action juste est motivée par la quête de rencontrer l'autre, quelles que soient nos différences et nos divergences, dans ce qu'il a de plus cher au plus profond de lui-même, à savoir son humanité. C'est le fondement qui nous unit. Une action à la fois commune et juste nous mènera au changement que nous voulons. * (Master en médiation et gestion des conflits, Office des Nations unies à Genève) Une première version de cet article a été publiée dans UN Special, no 710, octobre 2011.