«La révolution sera la floraison de l'humanité comme l'amour est la floraison du cœur» Louise Michel (Mémoires) Par Mourad GUELLATY Douze mois se sont écoulés depuis les événements qui ont bouleversé nos vies, à nous Tunisiens, et celles d'autres citoyens arabes, condamnés pendant des décennies à vivre sous le joug de dictatures avilissantes, et qui découvrent le bonheur de respirer l'air vivifiant de la liberté. Le monde incrédule observait que le Tunisien, connu pour sa modération, pouvait s'arracher à une servilité d'un autre âge et recouvrer sa liberté, sans violence, dans un moment d'intense bonheur partagé et propagé au-delà du pays, telle une grande fête universelle illuminant le cœur et la conscience du monde. Pour beaucoup des sans-parole, sans-toit, et sans-horizon, plus que le rêve, l'espoir d'une vie digne était désormais permis. Le «printemps arabe» prenait racine à la conjonction des aspirations profondes des citoyens et de ces moments de grâce, saisis par les jeunes des réseaux sociaux et les autres, majoritairement, les laissés-pour-compte des quartiers délaissés et des villes et villages déshérités ou laissés à l'abandon. Cette révolution, c'est beaucoup de conscience des hommes et des femmes de ce pays, au demeurant si beau, tétanisés par la laideur des comportements, qui mêlaient l'incompréhensible arrogance des puissants à l'odieux visage de la corruption, érigée en mode de vie. Elle est aussi le fruit de leur grande impatience : celle de balayer le discours largement répandu de l'autosatisfaction, mêlé à celui informe de la complaisance, de la courtisanerie et de la goujaterie. Ils ont retenu cette citation d'Alphonse de Lamartine devenue une promesse : «Le temps seul peut rendre les peuples capables de se gouverner eux-mêmes, leur éducation se fait par leurs révolutions». La révolution n'est cependant pas un long fleuve tranquille, comme beaucoup d'esprits par trop optimistes l'ont imaginée. Elle est un long processus qui s'étale dans le temps, vers son aboutissement. Car les vents contraires la bercent : les favorables de ceux qui poussent à sa consolidation et son épanouissement, et les autres, les contre- révolutionnaires, pour qui tout changement est un mal incurable qu'il faut éviter au pays. Tunisie 2011 : des acquis considérables et des rêves de fortune regrettables Nous n'allons pas nous appesantir sur la profusion d'évènements, enfantés par la première année de cette révolution, juste les parcourir : allégresse générale saluant l'incroyable devenu possible, ces grappes humaines cimentées par l'amour et la fierté de la patrie libérée de ses chaînes, ces citoyens différents de par leur âge, leur condition sociale, leur parcours professionnel, et en même temps si semblables dans leur bonheur et leurs espoirs que le pays préserve cet acquis d'une inestimable valeur. Ceux qui ont déclenché la révolution savaient que des vents mauvais la menaceraient, comme ils ont menacé et anéanti d'autres précédemment. Ce fut le cas, dans notre Tunisie, traversée par des contre- révolutionnaires affichés et leurs sbires de tout acabit. Les tentatives de tuer dans l'œuf un mouvement d'une grande noblesse, dans son déroulement pacifique, et dans ses revendications légitimes ont été multiples, et le resteront aussi longtemps que les forces de la réaction n'auront pas perdu tout espoir de revenir à la situation ex ante, la seule qui préserve leurs intérêts politiciens et pécuniaires, pour n'employer que des euphémismes. Ces forces ont utilisé tous les stratagèmes et méthodes connus, en d'autres lieux et semblables circonstances : infiltration des communautés les plus engagées dans le mouvement révolutionnaire, appui logistique aux forces opposées, conspirations diverses et création de situations insurrectionnelles. D'autres groupes mafieux se sont créés à l'effet de profiter de la situation de grande chienlit, aidés par des forces infiltrées, et dont le seul but était la recherche du gain facile, sans objectif politique, mais dont l'impact n'a pas été sans conséquences sur la situation sécuritaire du pays. Toutes ces forces à grande capacité de nuisance se sont multipliées et propagées dans le pays à la faveur de l'appui involontaire qui leur a été apporté par une information libérée et non sélective et des images contagieuses. Le grand désordre social a, par la suite, pris le relais avec des revendications souvent légitimes, parfois irresponsables mais toutes aussi impatientes. Une grande course à la surenchère, par-dessus les têtes syndicales, s'est engagée provoquant des dégâts économiques considérables ajoutant beaucoup de malheur à celui existant. En dépit de tous ces incidents, l'année 2011, qui s'annonçait si belle, a été au niveau de l'espoir par la grande liberté d'expression acquise par les médias, les forces politiques et les citoyens. De plus, si comme l'affirme la militante américaine Angela Davis «le succès ou l'échec d'une révolution peut toujours se mesurer au degré selon lequel le statut de la femme s'en est trouvé rapidement modifié dans une dimension progressive», notre révolution peut être considérée comme réussie, elle qui a donné des gages quant à la préservation des dispositions du code de statut personnel. Mais la grande réalisation de cette année de transition a été, incontestablement, de doter le pays d'outils institutionnels qui lui ont permis de faire un bond en avant réel vers la démocratie, par l'organisation d'élections globalement libres et transparentes de représentants du peuple à la nouvelle Assemblée constituante, chargée en premier lieu de rédiger une nouvelle Constitution pour le pays. Par contre, cette première année post-révolutionnaire, a été, sur le plan économique, social et sociétal, celle de toutes les occasions manquées avec la multiplication des «sit-in», des grèves, destructions des outils de production, occupations et fermetures d'usines, et des actions attentatoires à l'intégrité des personnes, et à la création artistique. A l'arrivée, alors que nous espérions que notre pacifique et symbolique révolution serait porteuse d'un développement économique sans précédent, les événements malheureux qui l'ont traversée, ont eu un effet contraire avec une croissance économique nulle voire légèrement négative, des sans-emploi en forte croissance, des sociétés étrangères qui nous quittent et d'autres qui renoncent à s'installer chez nous. Au cours de l'année 2011, nous avons perdu plus de quatre points de produit intérieur brut soit l'équivalent de 2 400 millions de dinars, auxquels il y a lieu d'ajouter une dégradation de notre note souveraine, en raison de la détérioration des paramètres économiques de notre pays, de sa situation sécuritaire fragilisée et de ses perspectives incertaines. Cette dégradation de notre note souveraine est un mauvais signe donné aux marchés, qui vont alourdir la charge des prêts qu'ils nous offriront dans le futur, et dont nous avons un réel besoin pour engager un programme de redressement économique ambitieux, nécessitant des investissements significatifs dans les infrastructures, les technologies de pointe, les industries innovantes et l'éducation. Tunisie 2012 : l'année de tous les espoirs et de tous les dangers Les Tunisiens espèrent que l'année 2012 verra, en plus de la consolidation des premiers acquis de la révolution, la mise en œuvre, grâce à des institutions issues d'élections libres et transparentes qui légitiment la parole des gouvernants, le retour à l'autorité démocratique, sans quoi rien ne pourra se construire durablement. Il s'agit d'un exercice difficile qui n'est pas propre à notre révolution, mais commun à toutes : comment asseoir l'autorité, y compris par la mise en œuvre d'actions coercitives, en distinguant les porteurs d'une revendication légitime des fauteurs de troubles. Retour de la machine productive Difficile mais incontournable action d'un gouvernement, qui dispose de la légitimité nécessaire et qui se doit de réussir rapidement le retour à la normale de la machine productive. Les partis politiques, toutes tendances confondues, devraient faire preuve, sur ce point particulier, de la restauration de l'autorité de l'Etat, d'un haut degré de citoyenneté, en étant indéfectiblement solidaires des actions entreprises en ce sens par le gouvernement. Rien ne les empêchera parallèlement, et plus tard, de reprendre leur liberté de parole et de contestation à l'encontre des autres démarches, s'ils les jugeaient discutables. Dans cette période d'incertitude, tous les partis se grandiraient, s'ils faisaient preuve de ce haut degré de citoyenneté. Parallèlement, nos dirigeants renforceraient leur crédibilité, s'ils s'adressaient, par des discours de vérité, dénués de promesses illusoires, et de toute considération partisane et électoraliste à la conscience des citoyens qu'ils devront préjuger intelligents dans leur grande majorité. C'est bien un des grands enjeux de l'année qui vient : consolidation de la démocratie et de l'Etat de droit ! Car comment espérer, en l'absence de la réalisation de ces deux objectifs que notre pays, quand bien même terre bénie, par sa richesse historique, patrimoniale, architecturale, baignant dans le sable fin de la Méditerranée et celui des dunes du Sahara, et fort d'une population accueillante et d'une main-d'œuvre de bonne volonté puisse convaincre les investisseurs de toutes origines ? De ces derniers nous avons grandement besoin, pour combler le manque de l'année 2011, et des années précédentes, soldées toutes par un chiffre record, dont on se passerait bien, de 650 000 sans-emploi, dont plus de 150 000 sont détenteurs d'un diplôme d'études supérieures. Nous les attendons, pour qu'ils contribuent aussi à l'effort de la classe dirigeante d'amélioration de la justice sociale, par une répartition plus équitable des richesses, sans effrayer les plus favorisés par des mesures qu'ils pourraient juger confiscatoires — tout est dans le dosage — et des infrastructures nouvelles et de la production entre les différentes régions du pays. Il faudra pour cela les rassurer entièrement, qu'ils soient nationaux ou issus des pays amis, quant à notre capacité à leur offrir un environnement social sécurisé, une législation stable et une administration modernisée, tous paramètres qui accroissent nos avantages comparatifs dans la concurrence impitoyable que se livrent les nations. 2012, année de tous les espoirs et de tous les dangers Effectivement, l'année 2012 sera celle de tous les espoirs et de tous les dangers : notre pays a le potentiel de rebondir, et de mettre un terme aux désordres des uns, au désarroi des autres, et à l'inquiétude de tous. Il ne peut pas se permettre de laisser filer les déficits et de vivre à crédit, alors qu'il vient de traverser une des années les plus rudes de son histoire. Nous affrontons tous les enjeux, celui du temps court de la gestion d'urgence et celui du temps long de la révolution qui devra continuer à façonner dans la douleur, et nous l'espérons dans l'ardeur, un autre visage de la Tunisie. Dans la douleur, parce que les plaies sont encore béantes, et notre environnement géographique chargé d'orages, à l'instar de ces pays européens autrefois maîtres du monde et dont les monnaies sont successivement dégradées ou au mieux très menacées, et des pays voisins qui connaissent une instabilité politique menaçante pour le retour à la normale de nos échanges économiques. Il faudra beaucoup compter sur le gouvernement actuel, pour qu'il explique, avec pédagogie, aux citoyens tunisiens, que la patrie a besoin de leur mobilisation pour relever les défis de la poursuite de notre révolution dans les meilleures conditions. JF Kennedy disait aux Américains : «Ne demandez pas à votre pays ce qu'il peut faire pour vous, mais plutôt ce que vous pouvez faire pour votre pays». Nous devons, dans le court terme, redresser par un comportement citoyen la situation sécuritaire, prélude à toutes les progressions, notamment en matière d'emplois et d'investissement tant étranger que national. A plus long terme, si tout se passe bien et que notre pays retrouve sécurité et joie de vivre, nous pourrions entamer les restructurations nécessaires de notre économie, de notre système éducatif, la modernisation de notre administration, la mise en œuvre d'investissements dans les énergies renouvelables et les industries à forte valeur ajoutée. Comme il sera possible de faire tous les efforts nécessaires pour la valorisation de notre patrimoine culturel, dans le respect de toutes ses dimensions, et faire de notre tourisme le reflet de l'histoire, à l'incomparable richesse, de notre pays. Ainsi, nous aurons servi les générations présentes et futures d'une Tunisie qui a toujours été au rendez vous de l'exigence.