Par Jamil SAYAH* Sans doute, en présence d'un événement d'une pareille envergure et d'une telle violence, les documents et tous les instruments d'investigation nous font encore défaut, comme aussi le recul nécessaire par rapport aux faits. Mais en revanche, à l'heure où les sentiments et les causes politiques qui les ont déterminés, et en quelque sorte l'expérience même de la tragédie sont encore vivants et si chauds en nous et autour de nous, peut-être est-il possible, peut-être est-ce un devoir pour chacun d'essayer d'analyser et de classer, tels qu'ils nous apparaissent les caractères essentiels de cette catastrophe. Notre patrie est-elle au bord de l'abîme ? La réponse est malheureusement affirmative. Et tous les risques de l'implosion sont désormais réunis. Si la lutte contre la dictature nous a révélé notre capacité à réagir, le défi de la construction de notre démocratie doit nous imposer une autre manière d'agir. Il s'agit de changer de comportement et d'apprendre non seulement à vivre mais aussi à faire et à travailler ensemble et dans l'intérêt général. Dans cette période de toutes les incertitudes, le civisme et la responsabilité peuvent devenir le mot d'ordre mobilisateur pour nous aider à reconstruire notre nouvelle Tunisie. Il appartient à tous les Tunisiens et surtout à leur élite de rendre réaliste et crédible l'ambition collective et de soutenir l'ardeur des constructeurs et de combattre celle des destructeurs. Les institutions de transition (avec toutes leurs contradictions, toutes leurs faiblesses et toutes leurs ambiguïtés) sont déterminantes pour favoriser le rassemblement des énergies. En effet, les nations qui ont réussi leurs périodes de transition sont celles qui sont parvenues à mettre en synergie l'ensemble de leurs forces vives. Par une sorte d'imprégnation culturelle nouvelle, tout Tunisien doit donc savoir que si la recherche de son épanouissement individuel est légitime, il ne doit pas pour autant l'atteindre n'importe comment, mais en respectant l'intérêt général et surtout l'intérêt supérieur de la patrie. Il en est de même pour les partis politiques dont la responsabilité actuelle est de rendre possible l'instauration d'une démocratie véritable et sans retour. Il reste à trouver l'inspiration dans les profondeurs de notre patriotisme pour que chacun à son niveau tienne sa place sur le chantier de la Nation pour y apporter une contribution indispensable. A défaut, l'édifice s'écroulera sur lui-même par déficit de solidité. Une telle vision peut paraître utopique. Qu'importe. Tout ce qui s'est fait de grand dans l'histoire de notre peuple, ne l'a-t-il pas été au nom d'espérances exagérées ! Alors continuons le combat constructif. 1) L'évaluation des risques Les débordements violents de ces derniers jours menacent la démocratie fraîchement acquise. D'abord la pression d'asservissement qui est exercée sur les citoyens peut leur faire oublier que la légitimité républicaine est fondée exclusivement sur le suffrage universel et non sur la tyrannie de la violence. La pente du conformisme, le rétrécissement du débat politique cantonné dans des thèmes imposés par des mouvements traditionalistes (l'identité, la normalisation, le fait religieux...) et la difficulté de faire passer des idées neuves, non conventionnelles (qui intéressent mieux les Tunisiens : chômage, pouvoir d'achat, éducation culture, université....), constituent des risques réels. Ainsi, l'espace politique post-révolutionnaire apparaît bien nommé pour désigner l'interposition réactionnaire entre la classe politique et les citoyens. Dans un tel contexte, la fuite en avant est souvent irrésistible : à chaque étape, on découvre une persistante insatisfaction, l'absence de projet (politique) appelant toujours un surplus d'action (souvent dans la violence). Et plus ce souci est apparent, plus ils font appel à des manœuvres agressives et souvent violentes. C'est pourquoi, ces mouvements identitaires et religieux, à moins de parvenir à faire passer par la pression leurs idées, ont si fréquemment recours à la pression violente (les dernières agressions d'intellectuels peuvent en témoigner). La nature même de ces mouvements fait que toute concession faite à leurs idées est susceptible de se traduire facilement par un recul des libertés. Autrement dit, le fait de leur nature même, ces mouvements ne peuvent agir que négativement. La force de leur discours vient de sa capacité à produire des thèmes imposés, à enfermer le débat dans un stéréotype et à terme, à nier son universalité. Le processus inverse (appel à l'intelligence, à la raison) est pour eux plus aléatoire. Le drame central de cette idéologie est qu'elle ne peut être libérale et respectueuse de l'égalité et de la dignité de tous. L'absence d'une véritable équité, visible notamment dans l'existence de discriminations liées aux particularismes (l'appartenance différentielle aux genres, aux religions...), a tendance à se traduire dans des appels à des revendications identitaires par essentialisation de la religion. Assez souvent ces appels se transforment en violence. Et le fait que le politique n'existe pour eux qu'en tension explique la racine de ce processus de relance constante de la pratique anarchique et non démocratique. D'où le danger. Ce phénomène impose donc d'approfondir la réflexion. La prétendue liberté d'action n'est en fait qu'une faculté dérogatoire de s'abstraire sans limite au respect des libertés de l'Autre. La primauté des valeurs sacrées entraîne partout la hiérarchie et la discipline ; la primauté du droit entraîne partout l'égalité et la coopération. Les premières créent un lien vertical, les secondes horizontal. La démocratie moderne (et peut-être à la fois sa grandeur et sa faiblesse) se présente ainsi comme une recherche de la liberté accompagnée d'un refus de limitations. Or on entend depuis quelque temps dans notre pays les premiers craquements d'une société promise bientôt à d'immenses bouleversements. Il ne s'agit plus d'ébranler directement un système par des arguments, mais de le faire écrouler en détruisant ses soubassements. Que deviennent alors les citoyens de cette société ? Ils sont souvent les enjeux de la propagande et les prisonniers d'une classe politique qui a du mal à transcender ses faiblesses. La foule atomisée se transforme en foule médiatisée qui se contemple elle-même ou en foule captive livrée à l'exploitation d'un discours rétrograde et non démocratique. Or c'est la voie ouverte à la médiocrité, car «le peuple est en haut, mais la foule est en bas», comme le rappelait Victor Hugo. 2) L'apologie de l'intérêt supérieur de la Nation Comment réagir à cette crise d'intelligibilité ? Sans vouloir moraliser, il faut rappeler que les exigences de la vie en démocratie imposent à chacun une conscience de sa place relative, une responsabilité à la mesure de son pouvoir, une ouverture à autrui et une attention à l'intérêt général. C'est la définition des citoyens actifs par opposition aux citoyens passifs. Cette obligation de faire prévaloir l'intérêt général sur l'intérêt particulier qu'enseigne le civisme n'est pas seulement une maîtrise de son égoïsme : c'est un apprentissage de l'obéissance et du commandement aussi bien que des relations de réciprocité. La première expérience de la responsabilité politique, c'est dans la pratique de la citoyenneté qu'on la fait. Un citoyen responsable est un individu qui peut être à tout instant appelé à répondre de soi devant l'intérêt supérieur du pays. Chacun doit mettre sa personne sous la suprême direction de la volonté générale. En effet, le civisme a ceci en commun avec la démocratie qu'il apprend à l'individu à ne plus se faire centre, mais à se considérer comme le terme d'une relation. Ainsi, la citoyenneté en temps de crise n'est pas seulement une fonction de la démocratie, elle en est la matrice. Dès lors, la démocratie est un apprentissage qui fait être les membres de la communauté nationale les uns avec les autres, à l'intérieur d'un «nous» qui les constitue. Or dans cette Tunisie post-révolutionnaire, la démocratie et sa pratique ne sont pas encore intériorisées. Elles ne sont encore qu'une possibilité, qu'une ébauche. Elles nous font progresser vers l'Etat de droit. Les définir comme l'incarnation de l'un des acquis de la Révolution c'est en somme les définir comme les grandes éducatrices de notre citoyenneté à venir. Telle est donc l'obligation civique dans une période de toutes les incertitudes (de transition) : se sentir un avec l'ensemble, c'est faire corps avec l'intérêt général tout en pratiquant l'ensemble de ses droits sans concession. Cet état d'esprit est toute une éducation. L'estuaire de confluence qui réunit et apaise doit être l'unité nationale que nous devons tous servir et garantir avec l'aide de l'Etat. De toute façon il serait contraire à la démocratie d'appeler à l'uniformité. La pluralité est un signe de vitalité. Elle se réalise spontanément, lorsque la pratique démocratique s'impose comme une évidence politique. *(Professeur de droit public)