Depuis le 14 janvier 2011, les débats idéologiques et les polémiques de tout genre ont investi les journaux et les chaînes de radio et de télévision. Par la même occasion, les intervenants n'ont eu de cesse de mettre en évidence ce qu'ils considèrent comme des échecs successifs dans les domaines sociaux et économiques. Mais rares sont ceux qui ont présenté des solutions palpables et réalistes pouvant servir à redonner un nouvel élan à la fois politique, économique et social. Toutes les approches idéologiques, qu'elles soient de droite ou de gauche, qui ont été présentées sont peu réalistes, voire utopiques. De plus, chaque partie essaie de barrer la route à la partie adverse, ce qui enlève tout intérêt à ces débats idéologiques, qui sont plutôt des cogitations où chacun veut s'affirmer aux dépens de l'autre. On pourrait dire que ce sont autant de négations des uns par les autres qui, au lieu de rapprocher, séparent. La politique, art du possible Personne ne doute de la sincérité de la plupart des intervenants car jamais le sens patriotique n'a été aussi fort que maintenant. Cependant, la politique ne peut pas se baser sur les bonnes intentions uniquement ; elle doit au contraire composer avec ce qui est possible et opportun. C'est d'ailleurs pour cela qu'on l'appelle " art du possible ". Si la Révolution nous a apporté un air de liberté dont nous étions assoiffés, elle doit aussi nous apprendre à faire un travail sur nous-mêmes, afin de mieux gérer nos conflits et nous préparer à la cohabitation, laquelle pourrait nous amener à établir des coalitions. Cette notion de coalition, jusqu'ici absente de nos traditions, vu l'unitéralité du paysage politique depuis l'indépendance, est devenue une nécessité eu égard au système électoral prévu, basé sur la représentation proportionnelle. Les élites du pays sont appelées à se rapprocher davantage jusqu'à constituer des coalitions assez puissantes pour aborder les élections avec plus d'efficacité, et probablement arriver à constituer des majorités capables de gouverner le pays dans un esprit d'alternance. Il s'agit là d'une nouvelle vision politique basée sur l'ouverture sur l'autre et le refus du monopole du pouvoir par une fraction, toujours la même. Mais le vrai problème provient des mentalités elles-mêmes qui ne s'adaptent pas tout à fait encore à cette nouvelle diversité politique, et nous empêche d'accepter l'autre en tant que partenaire, aussi différent soit-il. Le climat politique depuis la révolution s'est transformé en une arène où s'affrontent toutes les idéologies ; pire encore, certaines figures qui occupent les premiers plans s'octroient le bénéfice de la révolution jusqu'à se l'approprier et se permettent d'accuser les autres de trahison. Or aucune de ces figures ne peut prétendre être le héros de cette révolution que seuls les jeunes, et surtout ceux des régions déshéritées, ont accomplie. Je dirais même que toutes les factions politiques tunisiennes, à l'intérieur du pays (sauf quelques très rares exceptions), participaient à la même atmosphère dominée par le silence et la crainte. Quant aux opposants, à l'extérieur du pays, rien ne pouvait les atteindre, ce qui leur procurait une certaine marge de liberté d'expression, peu efficace en fait pour nuire réellement au pouvoir en place. Apprendre à gérer nos différends La réussite de notre révolution ne peut s'accomplir et se parfaire que si l'on arrive à gérer nos différences et à composer avec notre diversité d'opinions, afin de parvenir un jour à concevoir des coalitions puissantes de nature à épargner au pays l'instabilité d'un régime politique. Pour réaliser cet objectif, on doit dépasser cette conjoncture de l'intolérance et des règlements de comptes. L'exclusion des destouriens qui ont assumé des responsabilités sous le régime déchu en est un exemple, car la volonté d'exclusion va à l'encontre des principes mêmes de la démocratie. Cela ne signifie nullement que ceux qui ont mal agi par le passé, soit en participant à la corruption ou à la répression, échappent aux poursuites judiciaires, ce qui donne à leur exclusion une assise juridique indéniable. Quant à la majorité des responsables qui n'ont fait qu'accomplir honorablement leur travail, l'exclusion serait injuste à leur égard. Aucune instance légitime d'ailleurs ne peut les incriminer uniquement parce qu'ils ont milité à l'intérieur d'un parti quel qu'il soit. Il se trouve même que certains destouriens ont milité, de l'intérieur de leur parti, pour le bien de leur pays, ce qui leur a valu d'être exclus par le régime de Ben Ali qui les a réduits au silence. A l'inverse, certaines oppositions reconnues s'étaient souvent compromises avec le régime d'une manière effrontée. Selon quels critères les uns sont exclus et pas les autres ? Il ne s'agit pas de juger d'après les " étiquettes " mais d'après les actes et les agissements. Si on arrive à faire la part des choses, on aura dépassé le cap de l'intolérance et du parti pris qui ont envahi malheureusement la scène médiatique depuis la révolution, et qui n'a servi qu'à installer une cogitation inutile ; car la majorité absolue des destouriens n'était pour rien dans la répression et la corruption ; le pouvoir déchu, comme tous les pouvoirs, avait ses hommes de main qu'il faut absolument poursuivre pour leurs méfaits et non pour leur appartenance. La façon dont se démènent certains responsables qui veulent accaparer la révolution et qui prétendent être les représentants du peuple , ceux-là mêmes qui soutiennent l'exclusion, me rappelle la réponse d'un bédouin de la péninsule arabique au début de l'Islam, à cette question qu'on lui a posée : " Seriez-vous heureux d'aller au paradis et de pardonner à ceux qui vous ont fait du tort ? ". Sa réponse fut : " Je préfèrerai me venger et aller en enfer ! ". Je ne souhaite pas, quant à moi, qu'on soit acculé à donner la même réponse que ce bédouin. L'installation d'un processus d'exclusion et de vengeance pourrait aboutir à une instabilité et à des réactions violentes telles que celles enregistrées dans certains villages entre les habitants. Pour un environnement propice à la démocratie Il est du devoir de toutes les composantes de la société de faire face à ce phénomène, et ce, en insistant sur l'idée que la tolérance n'est pas seulement un principe religieux et moral qu'on enseigne mais aussi un comportement au quotidien et auquel on fait appel, surtout que notre religion est basée sur la tolérance et l'acceptation de l'autre. Le jour où la liberté d'opinion et le respect de l'autre deviendront chez nous un principe intangible , en dépit des différences et des divergences, sans recourir à la violence matérielle ou verbale, ce jour-là, nous aurons installé un environnement propice à une véritable démocratie. Celle-ci n'est possible que s'il y a une interaction entre gouvernants et gouvernés, et un engagement mutuel sur la base d'un compromis entre les différentes factions politiques. Ces dernières devraient s'engager en effet à ne pas accaparer le pouvoir et à ne pas recourir à la violence, quels qu'en soient les motifs. L'électeur ne doit pas se sentir apprivoisé par des discours affichant la tolérance et promettant la préservation des acquis sociaux pour se rendre compte, par la suite, qu'il a été trompé et leurré par des promesses qui ne seront jamais tenues. Certaines fractions s'appuyant sur des fondements idéologiques sont amenées, en arrivant au pouvoir, à remodeler leur programme promis avant les élections. Le citoyen, grâce à son esprit civique, est capable de ne pas se laisser entraîner par des promesses flatteuses qui ne tarderont pas à s'avérer trompeuses. L'histoire nous apprend que des mouvements politiques sont arrivés au pouvoir par un processus démocratique et qui ont fini par devenir des régimes totalitaires, étant basés sur des idéologies radicales. En d'autres termes, la démocratie n'est réalisable qu'avec des démocrates convaincus. Il ne suffit pas de brandir l'étendard de la démocratie pour devenir démocrate. Cette déduction est valable pour les partis plus que pour les individus, étant donné que les partis constituent les structures agissantes dans la vie politique. Aux partis incombe le rôle d'apprentissage de la démocratie aux masses. Cette démarche pourrait s'avérer lente et aléatoire si on ne s'active pas pour accélérer le processus démocratique selon les conditions suivantes : a) En instaurant une stabilité politique et sociale assez solide pour perdurer En effet, les démocraties ne fleurissent pas dans un climat de perturbation et n'importe quelle tentative démocratique qui utilise les perturbations comme moyen pour précipiter le processus démocratique finit par échouer et par s'autodétruire, avant de détruire ce contre quoi elle s'élève. La Révolution française en est un exemple pertinent. Etant à la base un mouvement populaire et démocratique, elle s'est transformée en dictatures successives et en révolutions concomitantes. Il lui a fallu presque un siècle pour instaurer une véritable démocratie. La raison de ce retard est due à la violence et à la Terreur qui ont sévi à ses débuts. Au contraire, en Grande-Bretagne, l'élan démocratique a été possible grâce à la stabilité politique qui a permis l'évolution de l'intérieur de la monarchie, devenant progressivement une monarchie parlementaire ; la Grande Bretagne est devenue ainsi un modèle à suivre dans le monde. Quant à la Révolution bolchévique, elle s'est vite transformée en dictature, pour avoir adopté le principe de la révolution par la violence, baptisé " démocratie populaire ". Le régime soviétique fut instauré jusqu'à sa chute, sans avoir réalisé le rêve démocratique. L'exemple de la démocratie en Inde, quant à lui, est resté mystérieux aux yeux de beaucoup de chercheurs qui se sont demandé comment un pays pauvre, surpeuplé, appartenant au tiers monde, a pu réaliser une démocratie durable et solide. Le secret réside en effet dans la culture de la non-violence enracinée dans la civilisation hindoue que Ghandi a pu faire ressusciter et qu'il a remodelée à l'intérieur du mouvement de libération nationale, et particulièrement dans son parti " le Congrès ". La non-violence n'est rien d'autre, à mon avis, que l'instauration d'un dialogue fructueux auquel doit s'ajouter une volonté d'évolution pacifique, refusant les débordements sécuritaires et l'atteinte à la liberté du travail ; au contraire, on devrait redoubler nos efforts pour remettre le pays sur les rails, et ce, en relançant notre économie et en renforçant les principes du civisme. Pour revenir à l'exemple indien, la non-violence a épargné au pays des coups d'Etat militaires qui ont démoli la démocratie dans plusieurs pays du tiers monde. La Chine, bien qu'elle soit en apparence plus puissante et unie, est cependant moins évoluée sur le plan politique que l'Inde, et moins démocratique. La cause du retard de la Chine en matière de démocratie est due au recours à la violence révolutionnaire, alors que l'Inde a utilisé des moyens pacifiques pour assoir sa démocratie. b) Etat fort et démocratie vont de pair: Lorsqu'un Etat s'affaiblit, sa démocratie s'affaiblit à son tour pour devenir un Etat répressif, à l'image de celui du régime de Ben Ali. Il peut sembler de l'extérieur comme un Etat fort, mais en réalité c'est un Etat fragile qui s'est effondré devant la volonté du peuple, car il ne jouit d'aucun soutien populaire. Même les destouriens ne l'avaient pas soutenu car la majorité d'entre eux étaient convaincus de la corruption et du caractère répressif de ce régime. Un Etat fort ne peut l'être que par sa démocratie, en dépit des problèmes intérieurs qui peuvent surgir. Nous en avons l'exemple avec les grandes démocraties occidentales, telles que les USA, les pays européens, et même la Turquie et l'Inde. Ces Etats trouvent toujours une issue à leurs problèmes, ayant une assise démocratique qui fait leur force. Peut-on donner aujourd'hui la priorité à l'instauration de la démocratie aux dépens des problèmes économiques et sociaux qui demandent des solutions urgentes ? Si priorité il doit y avoir, elle devra concerner les problèmes des jeunes en quête de travail, et aux citoyens à la situation précaire, marginalisés et déshérités par le régime déchu, et qui revendiquent aujourd'hui des solutions urgentes à leurs problèmes. Pour que leurs aspirations soient réalisées, il est nécessaire d'installer un climat politique et social serein, car il ne peut y avoir de prospérité sans sécurité et sérénité. Les débats médiatiques doivent aider à rétablir la confiance chez les citoyens lassés par des polémiques sans fin qui négligent les aspirations du peuple pour n'entretenir que la course au pouvoir. Tout est permis dans cette course au pouvoir, et les coureurs ont trouvé dans l'appel à l'exclusion le chemin le plus court pour y parvenir, exploitant en cela les sentiments d'un peuple épuisé et écrasé sous le poids de longues années de dictature. Ce cheval de bataille qu'est l'exclusion doit être neutralisé et céder la place à la justice qui doit assumer son rôle à fond, et en toute objectivité afin de cerner la responsabilité de chacun. La concorde nationale doit être le premier objectif à atteindre en ce moment de notre histoire afin de réaliser au plus vite et au mieux les aspirations de ceux qui se sont soulevés pour affirmer le droit à la liberté et à la dignité. Liberté et dignité pour lesquelles beaucoup ont sacrifié leur vie. A.K. *(Avocat )