Une controverse constitutionnelle a été déclenchée ces derniers jours, à la lumière des déclarations de Béji Caïd Essebsi, samedi dernier, à l'occasion de l'annonce de la création de son parti «Nida Tounès» (l'Appel de Tunisie), considérant que la légitimité électorale de l'Assemblée nationale constituante doit prendre fin le 23 octobre 2013. Comment les constitutionnalistes et les juristes ont-ils réagi à cette interprétation du décret-loi d'août 2011 appelant les Tunisiens à élire une assemblée constituante chargée d'élaborer une Constitution dans un délai ne dépassant pas un an ? Et au cas où les membres de la Constituante ne parviendraient pas le 23 octobre 2012 à élaborer et à voter la Constitution tant attendue, comment gérer l'imbroglio juridique et constitutionnel auquel notre pays aura à faire face ? Encore une probabilité que beaucoup de spécialistes n'écartent pas : quel est le sort qui sera réservé à l'ANC au cas où la Constitution serait rejetée par le peuple par voie de référendum ? Ces interrogations ont été soumises par La Presse à certains constitutionnalistes et juristes qui ont bien voulu exposer leur vision sur ce que nous cache l'après-23 octobre 2012. Pr Yadh Ben Achour (ancien président de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution) : Après le 23 octobre 2012, l'ANC ne perdra pas sa légitimité juridique «Au plan juridique, dans la loi électorale, c'est-à-dire, le décret-loi en date du 10 mai 2011, rien ne prédit que le mandat de l'Assemblée nationale constituante est fixé à une seule année. Ce délai se trouve dans le décret présidentiel du 3 août 2011 appelant les Tunisiens à élire l'Assemblée nationale constituante. Il est clairement énoncé dans l'article 6 de ce décret que «l'Assemblée nationale constituante est chargée de l'élaboration de la Constitution dans un délai maximum d'une année, à compter de la date de son élection». Seulement, ce décret a un caractère administratif et n'engage en rien la Constituante, surtout après l'adoption, le 16 décembre 2011, de la petite Constitution. Mais les choses dépassent en réalité la loi. Le délai d'une année est un engagement politique et moral. Il est inscrit dans «la déclaration du processus électoral» signée par 11 partis, dont Ennahdha et Ettakatol, aux côtés d'autres partis présents aujourd'hui à l'Assemblée nationale constituante. Ce genre d'engagement moral n'est pas moins contraignant qu'un engagement légal. L'Assemblée constituante ne perdra pas, une année après son élection, sa légitimité légale, mais elle perdra sa légitimité politique, c'est-à-dire sa crédibilité». Pr Sadok Belaïd (ex-doyen de la faculté de Droit de Tunis) : Un décret-loi clair et précis «Pour moi les choses sont claires et précises : le texte du décret-loi appelant les Tunisiens, en août dernier, à élire une assemblée constituante a fixé la mission dont est chargée cette dernière, à savoir l'élaboration d'une Constitution et son adoption dans un délai maximum d'une année. Maintenant, il s'agit de savoir si ce délai va être précis. Normalement, l'ANC a le devoir de respecter les dispositions de ce décret-loi qui a valeur d'un texte juridique. Je pense que le 24 octobre 2012, s'achèvera la mission dévolue à la Constituante et qu'il faut organiser de nouvelles élections. A mon avis, que la Constituante parvienne avant le 24 octobre 2012 à faire adopter la Constitution pour l'élaboration de laquelle elle a été élue ou qu'elle y échoue, elle perdra les raisons de son existence. Dans les deux cas, des élections législatives doivent être organisées». Me Mokhtar Trifi (président d'honneur de la Ligue tunisienne de défense des droits de l'Homme) : La légitimité est entre les mains de l'ANC «Il y a un engagement politique de la part des acteurs politiques qui ont signé, en septembre 2011, un accord sur la réduction du mandat de l'ANC à un an. Le décret-loi appelant les Tunisiens à participer aux élections du 23 octobre 2011 va dans le même sens. Aujourd'hui, l'ANC est souveraine et personne ne peut lui imposer quoi que ce soit. Et même au cas où elle ne parviendrait pas à élaborer la Constitution et à l'adopter avant le 23 octobre, elle préservera toujours sa légitimité électorale. Aujourd'hui, la légitimité est entre ses mains et nous ne pouvons que lui demander d'accélérer l'élaboration de la Constitution. Je pense qu'il est impossible de décréter un délai pour la rédaction de la Constitution. Et au cas où un référendum rejetterait la Constitution, je crois qu'on ne peut pas revenir à la case départ pour reprendre tout de nouveau. C'est à la Constituante de reprendre sa copie et de proposer un nouveau texte». M. Jawher Ben M'barek (constitutionnaliste et coordinateur général du réseau Doustourna) : L'ANC ne doit pas dépasser le délai «En fait, la légitimité est fondée sur un bloc d'accords, de contrats politiques et d'engagements juridiques. D'abord, le décret-loi annonçant l'organisation des élections et appelant les électeurs à y participer. L'ensemble de ces accords prévoient la mission et les limites temporelles de l'action dont va être chargée l'Assemblée constituante dont, en premier lieu, une année pour élaborer la Constitution et l'adopter. Ce sont les textes fondamentaux de l'opération constituante. Ils ont une valeur contraignante et constituent le contrat établi entre les électeurs et les élus. Le fait de ne pas respecter ces textes constitue une violation du cadre juridique à la base de l'opération électorale et surtout une violation du contrat électoral, et ça c'est le plus grave. Et puis, il ne faut pas oublier que dans la période transitionnelle, les accords politiques entre les acteurs dominants du paysage politiques acquièrent une valeur bien supérieure à ceux conclus en période normale. Maintenant, s'il y a un débordement sur le délai d'une année sur le cadre juridique, sur le contrat électoral et si les accords ne sont pas respectés, l'ANC perdra toute légitimité électorale au-delà du délai d'une année. Toutefois, l'ANC demeure souveraine et disposant des pleins pouvoirs que lui confère son statut et elle risque de déborder le cadre légal qui a permis son élection. Si elle ne respecte pas les termes du cadre juridique de sa propre élection, l'on peut dire que cela s'apparente à un coup d'Etat institutionnel. Le 23 octobre 2012, la Constituante doit adopter le projet de Constitution et préparer le cadre légal des prochaines élections, à la lumière de la nouvelle Constitution. C'est sa mission et elle ne doit pas dépasser ce délai». Me Amin Ben Khaled (juriste) : Une effectivité juridique indéniable «Il y a un problème d'ordre juridique. Sur le plan du droit positif, il y a un décret qui a appelé les Tunisiens à élire une Assemblée constituante chargée de rédiger la Constitution dans un délai ne dépassant pas au maximum un an. Ce décret a une effectivité juridique indéniable puisque des millions de Tunisiens en Tunisie et à l'étranger l'ont appliqué en prenant part aux élections. Pour eux, les choses sont claires, la durée ne peut pas dépasser une année, comme convenu dans le décret-loi en question. Le problème maintenant est que la petite Constitution considère que l'ANC représente le pouvoir originel qui a la charge de rédiger la Constitution mais aussi de légiférer, de contrôler le gouvernement et d'instaurer des institutions durables. Que faire si la Constitution n'est pas adoptée par les constituants et si elle est rejetée par le peuple par voie référendaire. Pour moi, c'est un véritable imbroglio juridique qui va s'installer puisque la petite Constitution n'a rien prévu dans ce cas et l'on ne sait pas si les constituants vont élaborer une nouvelle Constitution ou si l'on sera amené à élire une nouvelle Constituante. Et l'on se pose la question en cas de rejet par référendum : est-ce que les Tunisiens ont sanctionné le texte qui leur est proposé ou les auteurs de ce texte, c'est-à-dire les constituants que nous avons élus en vue d'assurer, précisément, la charge de rédiger cette Constitution?».