Loin de se calmer, la scène politique post révolutionnaire en Tunisie a enregistré, ces derniers jours, une nette aggravation de la lutte entre le clan des légitimistes attachés à une transition démocratique tranquille dans le cadre de la continuité constitutionnelle, sur la base de la constitution actuelle, et le clan des constitutionalistes, partisans d'un changement institutionnel total immédiat et l'adoption d'une nouvelle constitution par une assemblée constituante élue démocratiquement. Qualifiée par certains de première grande compétition politique de la Tunisie post révolutionnaire, la lutte entre les deux clans risque de dégénérer, selon eux, en une confrontation généralisée aux conséquences incertaines. Les légitimistes sont réunis autour du président de la République et du gouvernement provisoires, et peuvent disposer, théoriquement, des atouts légaux que possède le pouvoir exécutif provisoire. De leur côté, après avoir réinvesti, de nouveau, la place de la Kasbah à Tunis, où se trouve le siège du gouvernement, l'appelant ‘'la place de la victoire'', les constitutionalistes resserrent leurs rangs et multiplient les initiatives pour se structurer, coordonner leurs positions et propager leurs points de vue, car, apparemment, ils sont conscients des énormes difficultés matérielles et juridiques que soulèvent leurs revendications, leur clan regroupant une grande partie de l'élite intellectuelle du pays, de toutes les sensibilités, particulièrement des militants de gauche, outre la jeunesse révolutionnaire radicale, dans l'ensemble du pays. Dans ce contexte, la Faculté des sciences politiques, juridiques et sociales de Tunis a abrité, mercredi 23 février, une grande manifestation organisée par les constitutionnalistes, avec la participation d'un grand nombre de sympathisants parmi les universitaires, et les étudiants, et ce pour ‘'ébaucher un projet concret de transition constitutionnelle''. La manifestation a comporté des conférences suivies de débat, faites par des enseignants de la Faculté, ainsi qu'un programme culturel axé sur la déclamation de poèmes exaltant les acquis de la Révolution tunisienne. Les constitutionalistes soutiennent que la constitution tunisienne actuelle qui date de juin 1959, ne peut pas servir de référence et de base à une transition démocratique post révolutionnaire parce qu'elle a été vidée de sa substance en raison des violations successives dont elle avait été l'objet de la part des deux présidents de la République ayant dirigé les affaires de l'Etat depuis l'indépendance. Les deux conférenciers, les professeurs Hichem Moussa, et Kayès Said, autant que les intervenants dans le débat et toute l'assistance ont convenu qu'il y a en Tunisie une crise constitutionnelle qui nécessite d'être réglée par l'adoption d'une nouvelle constitution et l'élection d'une assemblée constituante chargée de l'établir. Pour eux, la constitution actuelle est morte et devenue caduque et non avenue depuis 1975, lorsque le premier président de la République l'avait utilisée pour être président à vie. Le deuxième président a fini par lui donner le coup de grâce par les réformes constitutionnelles, conçues à sa mesure, et adoptées à la faveur du référendum populaire du 26 mai 2002. Période de non droit Mais quel mécanisme peut-on utiliser pour élire une assemblée constituante, dans les conditions actuelles et garantir sa représentativité de tout le peuple tunisien ? A cet égard, les constitutionnalistes reconnaissent la nécessité de passer par une ‘'période de non droit'' afin de doter la Tunisie d'une nouvelle constitution. M. Kayès Said est d'avis que ce mécanisme peut être obtenu au moyen de décrets simples signés par le Président de la République provisoire et avalisés par un Conseil de protection de la Révolution. Le premier président de la République tunisienne avait eu recours à ce moyen. S'agissant de la durée de la période provisoire de non droit, avant la convocation d'une assemblée constituante, certains désirent qu'elle soit limitée, alors que d'autres, se référant à l'expérience des récentes révolutions au Portugal, en Espagne, et dans les anciens pays communistes de l'Europe de l'Est, ne voient pas d'inconvénient à ce qu'elle s'étale sur plusieurs années, le temps d'obtenir un consensus national autour des grands principes de la transition démocratique. Les légitimistes, moins compliqués, comme les responsables du mouvement Ettajdid et du Parti démocratique progressiste, qui soutiennent le gouvernement provisoire, dénient à qui que ce soit le droit et la légitimité de parler au nom du peuple, soulignant que les élections générales et les urnes sont le seul et unique moyen par lequel le peuple peut exprimer sa volonté réelle. Pour cela, il faudra mettre en place un code électoral démocratique et réunir toutes les conditions matérielles adéquates en vue d'organiser des élections générales libres, démocratiques et sous un contrôle international, à travers lesquelles le peuple désigne ses représentants réels. D'après M. Yadh Ben Achour, président de la commission indépendante de la Réforme politique, le nouveau code électoral sera fin prêt dans deux semaines, mais son applicabilité exige un temps de préparation de 22 semaines. Craignant des dérives militaristes, beaucoup de neutres appuient la thèse des légitimistes.