Par Ibrahim KAROUI On a écorché vif le personnel de la corruption déclaré coupable selon un verdict sans appel. La révolution du 14 janvier est venue comme une tempête qui a emporté ce que l'on désigne par les termes vides de «coupables» et de «criminels» sur la foi du devoir patriotique atterré par la cupidité et la prédation polysémique. La révolution a levé le voile sur les tabous de la machine infernale de l'ancien pouvoir, elle a dressé ensuite d'autres autels et a désigné à toute force des boucs émissaires. La réalité se re-figure dans les mêmes proportions de la fable et, de surcroît, de la tragédie où l'implacable fatalité inhumaine se joue pareillement du sort commun après avoir ourdi des complots contre un modèle de la perfection de l'homme, le héros. L'acteur de cette révolution est bien le peuple qui s'est jeté dans ce moment de gloire sous la lumière crue des feux de la rampe. Au cours de son abjuration, il a pris un masque de Silène et a montré ses canines léonines. Trop de mensonges lui ont dit que le pouvoir l'avait de tout temps asservi, que la politique lui avait fait boire des poisons mielleux : il s'affranchit des figures de sphinx anthropophages. Partent des hommes et viennent d'autres après le carnage universel. La division entre tous les partis le laisse perplexe et battant de l'aile. Tout ce qu'il voyait nettement le chosifiait davantage maintenant. Il se voit remplacé par des acteurs qui portent désormais des masques d'airain. Le peuple reprend sa place de spectateur bien qu'il ait voix au chapitre en exerçant sans tabou ni tutelle sa légitimité souveraine. Le spectacle fit voir des mécontents, des dissidents, des contestaires, car le peuple veut veiller au grain afin d'en enlever les semences empoisonnées. Les partis politiques qui ont participé aux premières élections retournent aux creux ténébreux d'où ils sont nés. Ils n'existent plus que par leurs noms ou par ceux de leurs représentants appelés au service de l'Etat qui, depuis, est confié au parti Ennahdha, qui est une pure ambiguïté, avide de gouverner, affamé de parler politique, ne pensant qu'à se développer et être fatal. Quand les clairons de la victoire ont assourdi les modestes pensées dépolitisées, désintéressées, franches et réellement bonnes, quand le rugissement des tigres humains a bourdonné pour imposer le silence et rappeler à l'ordre avec des sourires affectés, la communauté s'apaise, et les uns apaisent les autres n'ayant d'autres pensées que celles qui font le choix du bon sens et qui travaillent derechef les pâtes trop longtemps gonflées après une fermentation sans fin. Et depuis, le débat s'est engagé d'une manière si exacerbée qu'il a causé la fatigue chez les débatteurs et la lassitude des spectateurs. On a du mal à récolter un fruit consommable dans le jour même où la rosée ivre bénit sa naissance. Les programmes sociaux et les visions politiques qui ont pullulé sur un sol fertile, trempé encore du sang des martyrs, sont oubliés en faisant place à l'entrechoquement du gouvernement et des institutions qui se sont purgés, se sont décapés de leurs anciennes pourritures. Il est parfois annoncé que ces mêmes institutions sont vicieuses par nature, et que les hommes qui garantissent une certaine fonctionnalité usuelle de ces institutions sont droits et honnêtes. Le vice n'est plus alors chez l'homme et il est dans la loi du service d'Etat, n'est pas chez l'agent de douane, mais il est dans les décrets de loi qu'il applique. Cela est-il possible ? J'ai bien du mal à me persuader de tant d'inepties glanées çà et là. J'en viens à la question de la liberté de laquelle l'intelligence des pédagogues ne fait pas les frais. Quand le gouvernement de la Troïka, occupé majoritairement par Ennahdha, se démène sur tous les fronts pour matérialiser je ne sais quoi de tombé du ciel comme intouchable et divin, pour faire face aux résistances des briseurs de l'ordre, des frondeurs à toute échelle, des bloqueurs de locaux, des manifestants et des plaideurs supposés de cœurs révolutionnaires, le mécontentement s'amplifie, puis de son exagération il se dégonfle de lui-même et sombre dans une espérance fausse. Il est vrai que ce parti n'a pas été destiné à occuper un rôle dans l'exercice du pouvoir national. La théorie est une chose, la pratique de la théorie en est une autre, comme rêver est le contraire de vivre. Si la carrière politiquée consiste à avoir le monopole des affaires, ce parti qui est vierge et vient du néant paraît aux affaires pour expérimenter ce à quoi il n'était jamais destiné. Il se peut qu'il réussisse, et quel que soit le résultat de son action, sur quel critère pourra-t-on le juger ? Car en faussant les vrais débats et en ne s'occupant que de l'exercice du pouvoir, ce parti et la Troïka ne rencontrent la société que dans le duel qui les oppose avec ses aspirations et ses mouvements tandis que la politique, mot qui n'a pas de sens à lui seul, suppose en amont des facteurs de considération qui mettent en branle des idées et des hypothèses politiques, fondatrices d'une légion, qui est la philosophie de l'homme appliquée à un cadre temporel réel. Le politique n'est pas un praticien du pouvoir, mais il est un cofondateur du pouvoir, est un «participateur» dans une entreprise sociale, incomprise d'abord par lui, puis requérant son savoir, ses facultés et les mouvements de sa personnalité, vainquant par de multiples raides son égoïsme, le rétrécissement de sa psychologie, l'inachèvement de son savoir. Un politique n'est pas celui qui voudrait l'être; ce serait facile, ce serait une usurpation de droit, ce serait une passion, un caprice, un goût de mélomane, une mode de saison, une flânerie où le goût obtempère à ses plaisirs, où l'orgueil se grise de ses mirages. Le parti au gouvernement veut se montrer parfait en technicité, mais la technocratie est aveugle aux aspirations d'une époque que ne sont pas l'exemplarité algébrique du rendement économique ou l'efficacité des moteurs de la production et du progrès. Autant que je sache, il n'est pas d'école qui forme les ambassadeurs et les consuls de profession, car j'ai ouï dire que ces professions ne doivent pas être confiées ni à des technocrates ni à des politiques, mais doivent être exercées par des spécialistes en diplomatie, des chevronnés en la matière. Si ce critère est avancé pour imposer un abus, s'il se met en pratique, nous aurons une diplomatie extérieure, un ministre des Affaires étrangères exerçant à l'extérieur de la sphère politique et composant un Etat dans l'Etat, un pouvoir au sein du pouvoir, une politique figée et indépendante des politiques assumées par les partis au pouvoir, nous aurons la fatalité d'une nouvelle dictature au sein d'un Etat appelé à lutter contre la dictature. L'attente est belle si elle conclut en faveur de ceux qui la stimulent; il y a devant nous des lampées à boire, on peut encore en boire.