Par Yassine Essid Quand le gouvernement entend-il reconnaître que le pays traverse une période de crise aiguë ? Fidèle à leur logique en matière de communication, les ténors du régime ne manqueront pas de nier vigoureusement l'existence de pareille crise en y ajoutant, comme c'est désormais convenu, la sempiternelle litanie que tout cela relève de la chronique de l'intox ordinaire de la part d'inconsolables modernistes qui mettent en avant leurs intérêts égoïstes et politiciens pour torpiller l'action du gouvernement. Pourtant, à y regarder de près, le bilan de la semaine écoulée fut prospère en événements liés à certaines décisions prises sans réflexion, qui ne correspondent à aucune des attentes urgentes exprimées chaque jour par la société et qui traduisent, par-dessus tout, l'incapacité du gouvernement à assurer une conduite efficace des affaires du pays et une bonne et saine coordination de sa communication afin qu'elle réponde aux diverses exigences d'information de l'opinion publique. Alors crise ou pas? Lorsqu'une crise se déclare chez un être vivant, il s'en dégage des signes visibles tels que la douleur, un état de stress ou des troubles de comportement. Il en est bien ainsi des insuffisances et des défaillances des mécanismes de régulation nationale. Afin de nous faire bien comprendre, prélevons quelques échantillons des aberrations politiques des dirigeants actuels du pays: Acte I. L'annonce de la décision hallucinante, aussi inédite qu'irresponsable, prise unilatéralement et sans consultation ni concertation préalables avec les pays concernés, d'instaurer une libre entrée des Maghrébins sur le territoire tunisien avec tous les droits sociaux et de résidence y afférents. Une décision aussitôt rejetée par le gouvernement algérien dans un cinglant communiqué qui sonne comme un camouflet pour tous ceux qui cherchent à brader sans vergogne la souveraineté de leur pays et l'intégrité de son territoire. En vertu de quel pouvoir, de quelle constitution et en fonction de quelle urgence le gouvernement peut-il prendre, d'une manière aussi cavalière, une décision qui touche aux droits les plus fondamentaux des Tunisiens, à leur identité et qui engage leur avenir, au lieu de suivre des procédures de consultation démocratiques pour que la démarche qui mène à ces décisions soit adéquate et juste. De plus, qui, au sein du gouvernement (ou en dehors du gouvernement), disposerait d'un tel pouvoir ? Acte II. L'extradition de l'ex-Premier ministre libyen Baghdadi Mahmoudi en dépit de toutes les conventions morales et des règles internationales qui régissent de tels cas. Une affaire qui a suscité un débat politique et institutionnel au ras des pâquerettes, saturé d'accusations et d'insultes, mettant en lumière l'extrême fragilité dans laquelle se trouvent désormais les institutions de souveraineté. Acte III. Qui pouvait s'attendre à ce qu'on regrette un jour la démission d'un ministre du gouvernement Jebali ? C'est pourtant le cas avec le départ volontaire de M. Abou. Voilà un événement qui ne nous laisse point indifférents, surtout lorsque la démission est fracassante, jetée à la face des dirigeants pour protester et pour témoigner. Voilà un attribut supplémentaire de la démocratie qui laisse espérer que nous n'avons pas affaire à un gouvernement si monolithique que ça, mais qui laisse s'élever, dans ses propres rangs et contre sa politique, des voix discordantes émanant de personnes en mesure de se passer du pouvoir et de ses avantages. Actes IV. M. Marzouki qui conteste la politique monétaire du gouverneur de la Banque Centrale et, uniquement à ce titre, décide de le démettre de ses fonctions. Au-delà de la polémique inconvenante étalée sur la place publique, il y a toute la crédibilité de la fonction qui se trouve encore une fois mise à mal. Chaque jour qui passe égratigne un peu plus l'institution présidentielle. Les outrages portés au respect et au prestige du chef de l'Etat ne manqueront pas, au-delà de la personne du titulaire, de modifier le regard de ceux qui ne songent qu'à l'Etat pour les sortir de la crise permanente où ils se trouvent comme de ceux qui ont désespéré de l'Etat à force de le voir flanqué au sommet de sobriquets désobligeants. L'embarras avec un tel bilan est qu'il représente, non pas une rupture, qui peut être brève ou momentanée, mais une tendance. Ce n'est donc pas tant la crise qui pose problème que son évolution qui pourrait alors devenir annonciatrice de catastrophe pour peu que la situation politique et socio-économique du pays vienne à empirer.Comparés à certains Etats rentiers, nous manquions d'atouts en notre faveur; en revanche, nous disposions d'institutions politiques, sociales et culturelles qui permettaient de garantir l'ordre public, la sécurité du pays, des individus et de l'entreprise, de promouvoir un développement économique lent mais autonome en dépit des décennies d'autoritarisme et de corruption. Aujourd'hui, ces structures se retrouvent gravement atteintes du fait de l'incompétence, de l'irresponsabilité et de la légèreté dans le processus de décision. Le gouvernement serait bien embêté, après près de neuf mois au pouvoir, si on devait subitement l'interroger sur son bilan, de lui demander de justifier ne serait-ce qu'une seule mesure, ou un seul accomplissement qui ait contribué à atténuer le chômage, réduire le déficit, limiter l'endettement extérieur, améliorer l'éducation, augmenter le bien-être futur, corriger les inégalités sociales, ou remettre de l'efficacité dans les services publics. Dans un contexte et une conjoncture où l'Etat est plus que jamais le garant et l'acteur de la redistribution des ressources économiques parce que garant et acteur de la solidarité sociale, une gouvernance confrontée, comme c'est le cas, à une demande sociale de grande ampleur, ne peut pas être en crise sans que la société entière en soit affectée.