Par Moncef KHEZAMI Je n'ai jamais cessé de rappeler et de répéter aux différents membres des commissions dont je faisais partie pour l'élaboration des plans quinquennaux de développement depuis déjà le cinquième Plan que l'investissement estimé est un moyen pour réaliser les objectifs fixés. Malheureusement, les rapports de suivi et ceux faisant état de la rétrospective évaluent les efforts fournis en matière de réalisation des actions en fonction du pourcentage que représente le montant de l'investissement par rapport à celui prévu initialement. Et c'est précisément là que le bât blesse. C'est un constat réel, vécu dans l'administration tunisienne. En termes plus clairs, cela signifie que les réalisations physiques importent peu tant que les montants prévus sont pleinement atteints ou même quelquefois dépassés. De ce fait, cette logique et le concept de l'efficience ne vont pas de pair. Les exemples empruntés à la réalité tunisienne ne manquent point et il suffit de se rafraîchir un peu la mémoire. Le coût de l'actuel Hôpital militaire s'est multiplié par un peu plus de trois fois et sa mise en service n'a été faite qu'avec une dizaine d'années de retard. Nouvelle forme, même contenu S'il est vrai que dans sa nouvelle version, la forme du budget a été bel et bien reprise après l'avènement de la démocratie, il n'en reste pas moins que les méthodes d'établissement et les procédures d'élaboration n'ont pas suivi la tendance et sont demeurées inchangées. Pour s'en convaincre, il suffit seulement d'analyser le contenu du fameux discours de présentation de la loi de finances complémentaire énoncé par le chef du gouvernement devant l'Assemblée nationale constituante. Il y a bien mis en exergue les différentes actions à entreprendre dans les zones démunies et oubliées depuis des dizaines d'années en prévoyant des investissements jamais programmés dans ces fiefs. Il y a également annoncé la création de quelques milliers de possibilités d'emploi dans les différentes zones pour ramener le chômage à des limites acceptables, faire tourner les rouages de l'économie régionale et alléger la pression sociale. En parallèle, toute une partie de ce discours a été réservée à l'origine des ressources à utiliser pour mener à bon port les actions définies : il y va de la faisabilité du programme projeté. De cette manière, tous les ingrédients nécessaires à la présentation et l'approbation d'un budget ont bien été réunis pour faire passer un projet budgétaire qui se veut innovateur, croyaient-ils ! Or, à voir toutes les démarches suivies dans les deux fameux ministères catalyseurs (celui du Plan et du Développement régional et celui des Finances), nous considérons sans risque de nous tromper que rien n'a changé dans le processus de préparation du dossier de manière à assurer le maximum de conditions de réussite pour chaque œuvre que le pays vise à réaliser. Cela est très important pour nous autres Tunisiens dont nos moyens en capitaux sont limités et dont à la fois le coût du capital et celui de l'opportunité d'une unité monétaire (opportunity cost) sont assez élevés et nous obligent à nous assurer de faire bon usage des deniers qui nous sont offerts. Efficience est le prix d'un capital coûteux Le capital pour la Tunisie est un facteur rare, coûteux qu'il importe beaucoup de valoriser. De ce fait, opter pour un mauvais choix quelle qu'en soit la raison ferait supporter à la nation un double coût : celui de l'investissement direct et celui du manque à gagner par suite de la renonciation à la réalisation d'autres actions plus profitables avec le même fonds. C'est pourquoi je ne cesserai jamais de répéter que le chemin de l'objectivité économique et celui de la connivence politique divergent et ne se croisent jamais. Il nous importe, nous autres technocrates, de nous battre bec et Ongles pour défendre la logique économique et imposer la rationalisation et l'optimisation des choix budgétaires ; une technique que nous pouvons adapter et améliorer selon nos besoins typiquement tunisiens. S'il est bien vrai que la technique de rationalisation des choix budgétaires, connue depuis la fin des années soixante-dix, début des années quatre vingt, (RCB), n'a pas donné entière satisfaction pour des raisons qui à mon sens dépassent le simple cadre conceptuel, il n'en reste pas moins vrai que son amélioration en lui apportant des modifications adéquates pour mieux répondre à nos attentes et besoins définissant le cadra du type de budget que nous voulons mettre en place reste possible et tout à fait réalisable et pourra s'avérer d'une utilité et d'une efficacité sans précédent : l'essai vaut bien le prix de la chandelle. De toutes les façons, mieux disposer d'un outil aussi limité soit-il pour apprécier l'opportunité d'une action à entreprendre plutôt que de ne rien avoir. Naviguer à vue ne mènera pas loin quelles que soient les qualités du navigateur. Budget, moyen démocratique de développement et non une procédure de routine Pour revenir au fin fond de la question, l'élaboration budgétaire est loin d'être un simple formalisme annuel routinier d'aspect légal consistant en la projection des dépenses courantes et de celles d'investissement suivant des tendances prises ou arrêtées de façon exogène et le plus souvent de manière autoritaire. L'allure générale des décisions prises traduit des éléments subjectifs découlant de la volonté des décideurs, ce qui paraît peu orthodoxe avec les principes de la démocratie : Paradoxe de J. Kenneth Arrow. Aussi, pour couvrir les charges de l'Etat, le budget prévoit le chapitre des ressources financières à collecter auprès des contribuables et également des concours étrangers définis à l'image des emplois de l'Etat selon des méthodes et convictions personnalisées qui disparaissent avec le départ de leurs instigateurs. La Tunisie a profondément souffert de ces pratiques malveillantes et irrationnelles qui n'ont cessé de porter préjudice à tout le pays même après la révolution. A voir des travaux inachevés à quelques pas de l'Assemblée nationale constituante, juste sur le boulevard du 20 Mars 1956, je me demande si nos élus sont parfaitement conscients de la lourdeur de la responsabilité qui pèse sur leurs épaules et ont-ils pris l'initiative d'amener le ministre de l'Equipement à prendre, sans délai, des mesures adéquates et honorer de ce fait leurs engagements pris sous serment de faire tout ce qui est dans leur pouvoir pour lutter contre le gaspillage des deniers publics ? Je m'en tiens seulement à ce cas combien proche du centre névralgique de prise de décisions tout en sachant que des cas semblables sont nombreux. Ainsi, il est du devoir des représentants du peuple, quelle que soit leur appartenance, de fouiller un peu partout, d'être à l'écoute des réalités dans le but de chercher des solutions et ne pas avoir froid aux yeux pour attirer l'attention des concernés et réparer ce qui est récupérable. L'histoire de la Tunisie, berceau d'une multitude de civilisations, n'oubliera jamais de sitôt les crimes civiques perpétrés à son encontre et montre que ceux qui ont commis des manquements à l'encontre de cette terre ne sont pas restés sans châtiment. Que l'on s'en souvienne toujours car ce n'est pas une menace mais une promesse. Besoin d'une nouvelle vision et d'un sang neuf Nous sommes aujourd'hui bien avertis et bien nantis pour nous comparer à nos voisins les plus proches. Les têtes pensantes que je préfère appeler à juste titre les locomotives, ne manquent pas. Elles constituent la pierre angulaire et la garantie supplémentaire de réussite. Que l'on évite alors l'exclusion de nos valeurs sûres capables de faire sortir notre administration de son cloisonnement, de sa moisissure et de sa position bloquante. Certes, si nous avons encore besoin des gens connaissant bien les rouages et toutes les formalités à suivre, nous avons davantage besoin de cerveaux clairvoyants pouvant dynamiser cette administration afin de l'adapter aux besoins d'une croissance soutenue. La conception et la mise en place et l'application par la suite de nouvelles procédures sont deux tâches incompatibles et ne demandent point les mêmes qualités. L'administrateur tient à ce que son département continue à fonctionner normalement (au même rythme et lenteur des réunions des commissions où café et fumée de cigarettes de toute nature se mêlent, empêchant une oxygénation nécessaire) suivant les règles mises en place (si aucune transgression n'existe). Ils ne se préoccupent pas des facteurs rendant le rôle de l'administration bloquant. Or de nos jours, il n'y a de place que pour les entités économiques s'adaptant au plus vite aux conditions du marché combien devenu mouvant et où la concurrence ne reconnaît pas le formalisme. Si l'on ne tient pas compte de ce changement, c'est comme si on prêche dans le désert. Nous devons l'admettre une fois pour toutes que ce n'est pas grave de se tromper et de se corriger à temps ; le crime est de continuer dans le tort. La loi est faite pour être repensée, améliorée et être au service du citoyen investisseur ou consommateur. Un seul cas à avancer à ce propos illustrant à quel point le formalisme devient bloquant et destructif. La loi régissant les dépôts sous douane de friperie exige que l'investisseur procède à l'effilochage des pièces non vendables. N'ayant pas un intérêt à le faire, la plupart des promoteurs, bien qu'ils aient achetés les machines adéquates (législation oblige), ne procèdent pas à cette opération et préfèrent dépenser de l'argent pour livrer ces quantités de chiffons aux décharges publiques : question de rentabilité. Au lieu que l'administration n'autorise alors aux autres promoteurs intéressés par un tel créneau de récupérer ces déchets même de façon provisoire en attendant l'amendement des textes, elle s'interpose de façon catégorique et oppose un non ferme. Le résultat est que des machines payées en devises restent inutilisées, la création de nouveaux emplois ne sera pas possible et de nouveaux revenus ne seront pas distribués, emboîtant ainsi le pas à la reprise économique dans cette activité qui peut entraîner d'une certaine manière l'activité dans d'autres branches. Ce cas n'est pas unique en son genre, si nous revoyons les milliers de dossiers classés dans les archives des dizaines de directions générales, nous pouvons identifier sans nous tromper des milliers d'opportunités n'ayant pu voir le jour par manque d'imagination de certains responsables. La définition d'objectifs est tributaire de l'identification précise des moyens. Ces derniers dépassent le simple aspect financier pour toucher à d'autres domaines plus complexes à analyser et plus important à délimiter et à définir afin d'assurer toutes les conditions d'atteinte des objectifs raisonnablement fixés. Le capital à lui seul ne saurait justifier la réalisation du projet si l'environnement de l'ensemble des autres variables n'est pas maîtrisé. De ce fait, commençons par là où on doit entamer l'opération. L'histoire proche de l'administration nous montre combien notre finance nationale a supporté des commissions d'engagement sans raison car nos responsables ont mal apprécié la situation en allant négocier des crédits avant de bien arranger les choses chez nous. Il appert alors que toute la rengaine engagée pour montrer combien nos responsables ont sué pour amener les investisseurs à apporter leurs capitaux n'est qu'une acrobatie politique visant le futur proche des nouvelles élections. Le pain que nos ministres ont sur la planche est d'un autre grain. Leur première mission est de monter de toutes pièces une stratégie de développement bien structurée stratifiant les zones du pays selon des priorités fixées objectivement en fonction de critères bien définis et scientifiquement arrêtés pour ne rien laisser au hasard. Le vrai apport de nos ministres réside dans cette action et non dans les discours sans âme ne menant nulle part. C'est pourquoi j'ai commencé aujourd'hui ma modeste contribution par mettre en exergue l'importance de l'action de nos élus pour éradiquer le gaspillage, être attentif aux vrais goulots de la croissance économique qu'il importe d'éliminer et tenir bien la corde pour que le rôle des membres du gouvernement soit celui d'une locomotive tirant vers l'avant et dans le bon sens. Il ne faut pas s'attendre à ce que les changements viennent de l'administration elle-même car sa préoccupation est autre que le changement tant que le service est assuré indépendamment des autres considérations.