Attroupement d'individus tout droit sortis de nos imaginaires les plus baroques, les plus débridés et les plus insoumis. Organisation silencieuse de créatures allégoriques et pénétrantes. Ce sont ici les corporations humaines auxquelles nous a habitués Mohamed Ben Slama, plasticien tunisien, solidement installé sur la scène artistique depuis environ une quinzaine d'années. Son actuelle exposition Contre-temps a lieu à la galerie Kanvas. Commencée le 17 avril dernier, elle se prolongera jusqu'au 17 mai. Comme à l'accoutumée, celle-ci n'a pas failli à la règle: les peintures de Ben Slama sont une fusion entre le militantisme souterrain qui porte en son sein un message, et l'esthétique picturale qui dit une correspondance entre la beauté du «Beau» et la beauté du «Laid». Ce sont bien les infimes particularités d'un Ben Slama qui sème le trouble dans les esprits et les regards les plus avertis: mais où s'installe l'interstice entre le sublime et l'étrange ? Pour son ultime exhibition, le peintre nous plonge littéralement dans un nouvel univers où le passage du pinceau n'existe plus vraiment. Volontairement «abandonné», il laisse le règne et le pouvoir à sa majesté «la touche». Dans sa toile Cube noir, il nous engloutit corps et âme dans d'innombrables magmas de chair pâteuse, afin que ses figures s'abandonnent à l'unique cénesthésie de la «Mère-peinture». La définition exacte de la ligne et du trait n'a plus d'importance, ce qui prime, c'est le signe qu'ils portent en eux. Index, présage ou symptôme, Mohamed Ben Slama décrit continuellement et indéfiniment cet état de l'homme contemporain n'ayant plus pied dans sa propre vie. Au milieu de cet amas de créatures amorphes et dictatoriales, surgit le «Cube noir», «objet non identifié» qui en dit long sur son essence première et sa naissance originelle. Ben Slama s'essaye visiblement à des manipulations autres, non pas celles de techniques plastiques mais celle d'une expérimentation formelle qui voit ses tableaux habités (hantés?) par des personnages audacieux et différents. Dans Doigts dans le nez, nous avons affaire à huit individus, paradoxalement échappés de nos rêves et nos cauchemars les plus abyssaux. Tous sans véritable visage, ils sont l'emblème d'un cynisme à donner des frissons. Semblable itinéraire dans le tableau Harissa, où le plasticien nous convie à une obscénité extatique autour des flammes lumineuses de l'un de nos sports nationaux favoris: consommer du «piquant», Puis, en descendant progressivement dans les sous-sols de la galerie Kanvas, nous sommes soudainement médusés à la vue de La collectionneuse et de La petite collectionneuse. L'une en face de l'autre, elles se scrutent du regard, et leur profondeur se projette sur leur figure. Elles sont hautaines, altières, sombres, caverneuses et... transparentes. Tout dans leur attitude appelle à l'antagonisme le plus féroce. Nous devinons que cette «petite collectionneuse» deviendra grande, elle se métamorphosera en «collectionneuse», qui de son piédestal l'appelle d'envie et de flatterie. Femmes fatales, mangeuses d'hommes, vampirellas des temps modernes, elles nous glacent agréablement le sang. Leur «collection», fièrement affichée dans les robes qu'elles portent, est celle des figures marquantes du peintre. Entre «têtes de morts», «faces de pandas», «faces de bourreaux», et «guignols tragiques», une intelligente accumulation fait jour. Avec leur ingénue délicatesse, ces «donzelles» nous clouent au sol. Pour finir ou commencer le circuit de l'exposition Contre-temps, nous aurons eu comme guides Les chiens de garde, sculpture polymorphe et plurivoque de Ben Slama. Gardiens de temples contemporains, animaux domestiques en manque de liberté ou humains réincarnés en bêtes sanguinaires, notre imaginaire se laisse transporter, et dé-porte nos pas vers des fronts où l'aventure domine. C'est d'ailleurs sur ces territoires que nous avons grand intérêt à regarder la peinture de Mohamed Ben Slama, constante articulation entre terrible conscience de soi et lucide représentation du monde.