Au terme d'une séance plénière étalée sur deux jours, Mustapha Kamel Nabli a fini par être démis de ses fonctions à la tête de la Banque centrale de Tunisie. Le vote était confortable en faveur de la décision de limogeage avec 110 voix pour, 62 contre et 10 abstentions. L'audition du gouverneur de la Banque centrale s'est tenue hier à l'ANC et devait être suivie du vote dans la soirée au sujet de sa destitution décidée par M. Marzouki. Une audition non prévue qui fut imposée in extremis lundi par les constituants de l'opposition à la suite d'un débat houleux. Avant le coup d'envoi, en retard d'une heure, donné par le président Mustapha Ben Jaâfar, des consignes semblaient avoir été données aux constituants de la Troïka de voter pour la destitution de M.Nabli, les partis d'opposition étaient comme prévu contre. Durant son audition, MKN, comme l'appellent désormais ses fans, était sobre, presque raide. Il a parlé d'une voix neutre, parfois monocorde, mais en répondant point par point aux accusations du ministre des Affaires économiques Ridha Saidi. En un mot, il a été offensif sous des airs ultraprofessionnels. En substance Mustapha Kamel Nabli a déclaré qu'il n'était pas là pour «défendre un poste mais pour fournir des informations et rétablir des vérités auprès de l'auguste assemblée». Et il n'y est pas allé de main morte, en qualifiant ces arguments de «manœuvres, contradictions, double langage, mensonges, méconnaissance» qui sont dangereux pour la stabilité du pays et son avenir, selon lui. Derrière les attaques contre l'institution et la volonté de limoger le gouverneur de la Banque centrale, M. Nabli voit l'objectif inavoué de porter atteinte à l'indépendance de cette institution garantie pourtant par la loi qui la met ainsi à l'abri des tiraillements et des conflits politiques. Car les raisons invoquées par le ministre Saidi ne sont que des justifications qui ne résistent pas à l'analyse, selon l'orateur, mais «une décision politique, une falsification de la réalité et de fausses informations ayant comme source les rumeurs, voire la presse de caniveau» et plus tard à La Presse, M.Nabli n'a pas hésité à la qualifier de «transaction politique». M. Nabli à listé devant les constituants les griefs de M. Saidi pour les démonter un par un. Ainsi, «le gouvernement n'a jamais exprimé la moindre réserve ou désaccord avec la politique monétaire ou bancaire, ni présenté une alternative à cette politique». Le seul point de friction fut d'ordre professionnel et juridique : le gouvernement a inclus dans son programme des orientations de politique monétaire et le gouverneur lui a rappelé que cela ne fait pas partie de ses prérogatives. «Il faudrait aussi limoger les ministres des Finances, des Affaires étrangères, et de la Justice» Autre point de friction dont il s'étonne : le contenu du bulletin mensuel publié par la Banque centrale et qui, selon les dispositions légales, comporte une évaluation de la situation économique du pays. L'institution a en effet été accusée de troubler le travail du gouvernement, de provoquer une perte de confiance dans l'économie avec les conséquences néfastes que l'on peut supposer. «C'est étrange que l'on nous reproche d'apporter une évaluation et un éclairage alors que c'est la loi qui nous l'impose», ironise-t-il sans se départir de son air sérieux. «Veut-on ramener la Tunisie vers la pensée unique et le discours unique ?», accuse-t- il. Et il continue, la responsabilité de la Banque centrale dans la dégradation de la note souveraine de la Tunisie? Mais il suffit de s'informer : Standards and Poor's a expliqué que cette dégradation traduit «la propre évaluation de l'agence quant à la capacité du gouvernement à faire face à la situation du pays, à l'absence de vision claire des prochaines étapes politiques tandis que les ministres rencontrés n'ont pas été convaincants». Enfin, il rejette toute responsabilité de l'institution quant au glissement du dinar et à la baisse des réserves de change, avec des arguments techniques évidents. Ces accusations, juge-t-il, «montrent une méconnaissance de la réalité du fonctionnement économique et financier». Enfin, il raconte comment le chef du gouvernement l'a appelé puis reçu le 2 juillet pour lui exprimer son désaccord avec la décision de limogeage. Il a continué par cette pique qui a soulevé des applaudissements dans les bancs de l'opposition : «Si on doit limoger le gouverneur de la Banque centrale au sujet du dossier de la récupération des avoirs de l'ex-famille régnante, il faudrait aussi limoger les ministres des Finances, des Affaires étrangères, et de la Justice, car ils sont les membres de la commission». La seconde a suscité des protestations bruyantes sur les bancs de la majorité : «La responsabilité de l'assemblée constituante aujourd'hui c'est de rédiger la Constitution ainsi que de fournir les services aux citoyens, dont l'eau et l'électricité». Pendant les pauses, nous avons essayé de sonder les positions des uns et des autres. En voici quelques-unes : Slim Ben Abdesselem : «Si la consigne de mon parti n'est pas juste, je ne la suivrai pas» A la question de savoir si le député Ettakatol suivra la consigne de la Troïka, il répond par ceci : «J'aurais souhaité qu'il y ait un grand débat national sur la question de la destitution du gouverneur de la Banque centrale. C'est l'homme qui a sous la main la politique monétaire du pays et qui exerce sa fonction en toute indépendance d'après l'article 26 de la loi sur l'organisation provisoire des pouvoirs publics. Constituants et population ont besoin d'être éclairés sur les tenants et aboutissants de cette décision. Je ne fais pas de tabou du limogeage, mais il aurait fallu que tout le monde soit auditionné, que ceux qui demandent la destitution du gouverneur, tel que le président de la République ou ses représentants, le chef du gouvernement puisque il a souscrit à sa décision même s'il avait émis des réserves auparavant, le gouverneur a été auditionné, ce n'était pas prévu à l'origine, et puis enfin le successeur. On ne peut pas voter la destitution de quelqu'un sans savoir qui va le remplacer. Il ne peut pas y avoir de vacance à un tel poste. Il aurait fallu qu'il y ait un rapport avec des pièces à conviction qui permettent de savoir ce qui est réellement reproché au gouverneur. Quant à moi, je vais me documenter. J'étais plutôt en position d'abstention et l'avenir de la Tunisie est plus important que n'importe quelle consigne. Si la consigne de mon parti n'est pas juste, je ne la suivrai pas». Issam Chebbi : «La Troïka vit une crise et sacrifie une compétence internationale» C'est une décision politique qui poursuit la politique erronée de la Troïka, annonce d'emblée le constituant Issam Chebbi, du parti coalisé el Joumhouri pour enchaîner : «Une troïka qui vit une crise et qui s'est vue obligée de sacrifier une compétence internationale pour réhabiliter le président de la République. Sinon comment expliquer le limogeage de M.Nabli élu meilleur gouverneur de l'Afrique. Nous sommes très inquiets de la situation de la Tunisie parce que nous savons que les institutions monétaires se penchent sur l'évaluation de la situation économique de la Tunisie. Ce limogeage est un mauvais signe que nous donnons. De plus, ils ont mis tous les échecs du gouvernement sur le dos du gouverneur pour justifier son limogeage. En revanche, ce qui semble être clair, c'est que la Troïka veut mettre la main sur la Banque centrale et saborder l'indépendance de cette institution. Et nous craignons que pour contrer les difficultés économiques du pays, on cède à la facilité pour être confrontés par la suite aux difficultés de l'inflation et autres. Est-ce que la Troïka a présenté une politique financière qui a été refusée par le gouverneur ?. Ils n'ont présenté aucune alternative. Qui est le successeur ? Avec nos respects pour tous les noms qui circulent, quelles sont les plus-values par rapport au gouverneur limogé ?. Nous voulons une compétence qui soit au courant des techniques financières de pointe. De plus, le ministre, Ridha Saidi, a présenté des arguments dont lui-même ne semble pas être convaincu, parce que nous avons lu les articles qu'il a publiés sur le net. Cette destitution ne sert pas l'intérêt du pays». Fahdel Moussa : «L'ANC a son mot à dire dans la révocation et une éventuelle nouvelle nomination» «C'est le quatrième personnage de l'Etat, précise le doyen M.Moussa député PDM et président de commission, «il doit être élu et cautionné par l'assemblée nationale constituante à la suite d'une véritable bataille qu'on a pu obtenir lors de l'adoption de la loi constituante. Au départ, il devait être désigné par le chef du gouvernement. C'est un personnage important et à juste titre. Etant donné que c'est l'ANC qui va apprécier la révocation ou la nouvelle désignation, ils tâcheront de choisir une personne crédible qui a les qualités requises comme la notoriété, la compétence et l'indépendance pour ne pas soulever de problèmes : c'est le plus important dans cette affaire. Celui qui sera désigné à nouveau devra repasser par l'assemblée constituante. Il y aura des discussions et un vote, c'est cela qui est important». Dans une prise de parole incendiaire, la députée CPR, Samia Abbou a accusé le gouverneur Nabli d'être responsable du déséquilibre de la balance des paiements, de l'inflation (5,5%, ce qui est un miracle pour un pays en révolution), de ne pas avoir correctement ni suffisamment audité les banques, de ne pas avoir augmenté leurs fonds propres, et au final, de collusion avec les corrompus, et d'être un symbole de l'ancien régime. Il faut rompre avec le passé, cet homme travaille contre l'intérêt du pays, conclut-elle, applaudie par ses camarades de la majorité. Quant à M.Abderraouf Ayadi, dissident CPR et président du mouvement Wafa, il se demande ce qu'on reproche à M. NAbli ? «De ne pas avoir appliqué la politique financière du gouvernement, ou encore a-t-il fait des malversations ? Nous avons un problème d'ordre politique, analyse-t-il. De plus, M.Nabli a été nommé compte tenu de ses compétences, mais il n'a pas présenté une politique financière que nous avons discutée. Nous serons neutres dans le vote, conclut-il. Auparavant, M.Nabli, a rappelé dans son intervention qui a duré 43 mn, qu'il était rentré 48 heures après la révolution pour répondre à l'appel du devoir. A tout prendre, son allocution restera comme un grand moment de la vie de cette constituante, car la démocratie ce n'est pas l'absence de conflits, mais la mise en place de mécanismes pacifiques pour les résoudre. L'opinion publique, grâce à la transmission en direct, a pu voir ces mécanismes à l'œuvre. A la question de La Presse pour savoir qui assurera l'intérim en cas de sa révocation, le gouverneur a répondu qu'il ne savait pas...