Par Dr Moncef GUEN Comme dans les autres disciplines, la science économique connaît depuis des années différentes spécialités. Il y a la microéconomie qui étudie essentiellement l'entreprise et la macroéconomie qui se concentre sur les agrégats. Dans cette dernière, il y a encore des spécialités telles que les finances publiques, le commerce international, la comptabilité économique, le travail et la monnaie. Or la Banque centrale de Tunisie n'a jamais été dirigée par un monétariste, du premier au dernier gouverneur. Cela constitue un handicap sérieux dans l'élaboration d'une politique monétaire appropriée et la gestion adéquate du système bancaire. Il en est résulté une chute vertigineuse de la valeur de notre monnaie nationale dont la stabilité constitue une des tâches principales de l'Institut d'émission. A son émission, le dinar était une monnaie forte, valant plus de quatre dollars américains. Je n'ai pas voulu écrire cet article avant le dernier débat à l'Assemblée constituante sur la révocation du dernier gouverneur pour ne pas contribuer au brouhaha médiatique qui a caractérisé cette révocation. Une fois le calme revenu aux esprits, il est important de faire l'analyse objective de la politique monétaire suivie l'année dernière, en utilisant les chiffres mêmes de la Banque centrale (Bulletin de statistiques financières, numéro 178 de mars 2012). En comparant décembre 2011 à décembre 2010, nous avons des repères pour mesurer les différentes grandeurs de la monnaie et du crédit. La première constatation est l'émergence d'une bulle monétaire extraordinairement significative. Cette bulle a pris deux formes : la masse monétaire et le crédit bancaire dans une année caractérisée par la récession du produit intérieur brut (PIB). Commençons par M1 (monnaie fiduciaire + monnaie scripturale). Elle est passée de 15,9 milliards de dinars en décembre 2010 à 19,1 milliards en décembre 2011, soit une augmentation de 20%. Sa composante fiduciaire (billets et monnaies en circulation) a augmenté à un rythme encore plus élevé, passant de 5,5 milliards de dinars à 6,8 milliards, soit 23,6%. Cette composante est connue chez les économistes comme « high powered money » ou monnaie à fort impact. C'est la planche à billets qui a dû tourner jour et nuit. Et certains se demandent d'où vient l'inflation ahurissante de 2011 et 2012. Entre juillet 2011 et juillet 2012, l'indice des prix à la consommation est passé de 3,1% à 5,5%, soit un accroissement de 77%. Les autres grandeurs monétaires, M2 et M3 ont connu des augmentations allant de 17,7% à 9,3%. C'est à se demander si les responsables de la Banque centrale, y compris les membres de son conseil d'administration, ne voient pas les chiffres ou n'ont jamais rencontré la fameuse vieille équation d'Irving Fisher : MV=PT dans laquelle la masse monétaire multipliée par sa vélocité est égale au niveau des prix multiplié par les transactions ou la production des biens et services. Comme le PIB a enregistré une contraction de 2% en 2011, les prix ont explosé. Il est à espérer que la Tunisie ne va pas rentrer dans le cercle vicieux prix-salaires qui ferait boule de neige et accélérerait, si les anticipations des agents économiques sont basées sur un niveau de prix futur plus élevé, la flambée inflationniste. La deuxième courroie de transmission de la bulle a été le crédit bancaire. Les concours à l'économie sont passés de 41,2 milliards de dinars en décembre 2010 à 46,7 milliards en décembre 2011, soit une augmentation de 13,3%. Ces concours ont été nourris par un accroissement spectaculaire des crédits de la Banque centrale (opérations de politique monétaire) qui ont été multipliés de plus de dix fois, passant de 305 millions de dinars en décembre 2010 à 3,6 milliards de dinars en décembre 2011. La Banque centrale a littéralement noyé les banques de liquidités pour leur permettre d'octroyer du crédit, malgré la déficience de leurs fonds propres, endommagés par les crédits irrécouvrables. La réforme du système bancaire tunisien, y compris la recapitalisation des banques, est d'une grande urgence. Si ces concours étaient fournis pour soutenir les investissements et la production, on aurait pu l'admettre. Mais l'indice de la production industrielle est tombé de 136,2 en décembre 2010 à 125,7 en décembre 2011, soit une chute de 7,7%. La formation brute de capital fixe est tombée de 15,6 milliards de dinars en décembre 2010 à 14,1 milliards en décembre 2010. Alors que la consommation privée a augmenté pendant la même période de 8,1%, passant de 39,7 milliards à 42,9 milliards. Les crédits à la consommation, y compris les crédits pour achat de voiture, ont atteint 2,4 milliards de dinars fin 2011. L'un des rôles de la Banque centrale, qui est la banque des banques, est d'encadrer le crédit pour l'orienter vers le soutien de l'investissement et les activités productives. Avec cette bulle, la Tunisie a connu une inflation galopante et l'érosion de sa monnaie. Entre juillet 2011 et juillet 2012, le taux de change du dinar vis-à-vis du dollar US est tombé de 17,3% et la dégringolade va continuer. Cette bulle, si l'on n'y met pas fin, est une bombe à retardement éclatant en 2012, 2013 et 2014. Espérons qu'elle sera maîtrisée.