Affluence, mercredi, à la «Bonbonnière», à l'occasion du passage de Leïla Hjaïej. Presque foule. Preuve, d'abord, que le public tunisien ne boude pas forcément ses propres artistes. Preuve, aussi, que le festival de la Médina n'a pas eu tort d'insister sur «le choix local». Le passif d'audience que l'on impute à nos chanteurs (le répètera-t-on ?) est loin d'être insurmontable. Il suffit simplement «d'y croire», en forçant, juste ce qu'il faut, sur «la Com», et en faisant fi des préjugés et des idées reçues. Ce problème n'a, en tout cas, rien à voir avec le mérite ou le talent artistiques. Nos amis du «Médina» l'ont parfaitement compris, nos grands festivals d'été, hélas pas encore. Maintenant, il faut bien reconnaître que l'affiche, mercredi soir, volait déjà par elle-même. Leïla Hjaïej ne se produit pas beaucoup en concert, une ou deux fois l'année en moyenne, profession universitaire oblige. Malgré ces rares incursions, c'est une artiste courue et reconnue qui maintient, voilà plus d'une décennie, une présence distinguée parmi l'élite du chant. Pour atteindre à ce statut, Leïla Hjaïej a eu, depuis ses débuts au club El Farabi, l'intelligence de ne pas compter seulement sur des qualités vocales naturelles, (d'emblée remarquables), elle a, surtout, opté pour la musique et l'art musical qui convenaient le mieux au profil de carrière auquel elle était destinée. Classicisme à toute épreuve. C'est à cette seule école que se forgent les voix ambitieuses. Adwars, mouachahat, monologues d'époque, chansons de grands répertoires, quand on a fait le tour du plus ardu des chants, on en sort (juste rétribution) sécurisé, immunisé, prêt à construire sa propre voie. Leïla Hjaïej a traversé toutes ces étapes. Elle en a, logiquement, récolté les fruits. Le respect constant que lui voue, aujourd'hui, le public tunisien, le succès qu'elle rencontre à chacune de ses sorties (fussent-elles rares) ne tiennent qu'à cela. Aucun secret. Et ce dernier récital, au festival de la Médina, l'aura confirmé sans surprise. Avec ou sans hameçon Un récital thématique. Déjà l'effort de conception. Beaucoup n'y pensent pas, dans ce cadre-là et en cette circonstance, c'est pourtant une marque de sérieux, et c'est un excellent fil conducteur pour l'écoute. Proposée cette fois-ci : une «Trilogie d'amour». L'amour sous ses expressions majeures, «sacrées» et «profanes». Chants à la gloire du divin, en première partie, invocations (ibtihalats) de Maâmoun Chennaoui, composition de Kassobji, suivies de deux chefs-d'œuvre du genre, du cru de l'inestimable Soumbati, Rabbi sobhanek, et l'envoûtante Thoulathiya Moquaddassa, un miracle d'inspiration, d'élaboration et de finesse. Plus on avance dans le temps et plus on se persuade que Riadh Soumbati, a été un génie unique parmi les grands compositeurs arabes. La Thoulathia de Soumbati n'est évidemment pas d'accès facile pour les chanteurs. Elle est construite en «fractions» et «strophes», elle n'est pas forcément basée sur le classique couplet-refrain. Les Anglais ont un terme pour décrire la chanson couplet-refrain, ils parlent «d'hameçon». «L'hameçon», pour eux, est le motif mélodique qui permet à l'auditeur de mémoriser une chanson. Dans «la Thoulathiya sacrée» de Soumbati, pas de motif récurrent, l'interprète n'a qu'à développer des «fractions» et des «strophes», il n'a pas «d'hameçon» pour capter l'attention de l'auditoire, il doit, pour y arriver, compter sur la performance, le surpassement. Oum Kalthoum releva avec le brio qu'on lui connaît le défi «d'Etthoulathia». Normal à son niveau. Leïla Hjaïej, qui est généralement meilleure dans les chansons strictement mélodiques (celles à «hameçons», il n'y a rien de péjoratif en cela), pouvait, en revanche, y trouver quelques difficultés. Erreur : elle a admirablement «passé le cap». Ce fut, croyons-nous, sa meilleure prestation de la soirée. Même si, lors de la seconde partie consacrée aux «hymnes à la patrie», elle fut quasiment sans reproches dans Bani Watani dont on sait les notes aiguës et les improbables «montées d'octaves». Nous avons un peut tiqué sur la partie finale, celle des «Amours profanes». Non pas sur le chant de Leïla Hjaïej, qui était à la même hauteur, mais sur l'ordre des chansons. Il y avait un meilleur agencement possible à notre avis. Kodh ouyoun de Warda n'était pas l'introduction idéale (plutôt en baisse de ton), Hobbi yetjadded, eut davantage convenu à la «transition». La salle ne s'y pas trompée du reste. Elle a vibré, d'attaque, au chef-d'œuvre de Douaji et Jouini. Il n'empêche, ce nouveau passage de Leïla Hjaïej a été un franc succès public comme artistique. De la belle ouvrage! Ce magnifique orchestre y compris. L'artiste a eu droit a une longue séquence finale d'applaudissements «debout». C'est tout dire.