Par Kmar BENDANA On entend souvent les Tunisiens réclamer une réécriture de l'histoire, notamment celle du mouvement national. La Présidence de la République a organisé deux conférences-débats qui ont donné la parole à deux historiens, signe positif dans le tourbillon politicien qui assombrit l'horizon. Hichem Jaït a distingué au cours d'une conférence sur le thème «La mémoire et l'histoire nationale» (1er avril 2012) les deux aspects de l'étude du passé que sont la mémoire et l'histoire. Le débat qui a suivi n'a pas manqué d'aborder un des leitmotivs de l'opinion intellectuelle : la revendication d'une réécriture de l'histoire tunisienne et notamment de l'histoire contemporaine récente. Il en a été de même après la conférence de Abdejellil Temimi, programmée le 1er septembre 2012 pour commémorer le 64e anniversaire de la mort de Moncef Bey. Là aussi, certains intervenants ont réclamé la création d'une commission pour réécrire l'histoire du mouvement national. Deux précédents Il est bon de rappeler que si le sentiment est légitime, le refrain est classique. Pour l'histoire du mouvement national proprement dite, je peux témoigner en tant que professionnelle d'avoir vécu deux moments où la demande d'écrire ou de réécrire cette histoire — qui n'est après tout qu'une partie de l'histoire contemporaine de la Tunisie — a été faite. Il suffirait de revenir aux médias de l'époque pour se rendre compte de ce phénomène qui prouve, une fois de plus, que la mémoire humaine est très courte. Le premier moment a eu lieu sous Bourguiba dont on sait qu'il a répandu à loisir l'expression « Mouvement national » et « Combattant suprême ». Tout en ayant orchestré une histoire officielle qui a occulté des acteurs importants (Abdelaziz Thaâlbi, Moncef Bey, Farhat Hached, Salah Ben Youssef et bien d'autres), il ordonne en 1979 la création d'un enseignement et d'une recherche universitaires pour donner une autre impulsion à l'histoire du mouvement national. Cette forme institutionnalisée de la volonté du Prince a été confiée à une commission comprenant des historiens de métier, tunisiens et français, et d'autres spécialistes en sciences sociales. La mission d'écrire scientifiquement l'histoire du mouvement national — dont j'ai rattrapé le cours au tout début, en tant que chercheuse débutante — répondait alors à la volonté d'élargir les méthodes pour sortir d'une histoire politique plate. Evitant de parler des phases les plus récentes et de heurter la susceptibilité du pouvoir, cette histoire a abordé les questions de contexte, différentes formes de résistance à la colonisation, des personnalités autres que celles de Bourguiba. Le deuxième moment n'a pas manqué de venir après l'avènement de Ben Ali. Entre 1987 et 1989, la presse a reproduit une série d'articles et d'interventions réclamant de reconsidérer l'histoire du mouvement national. On a fustigé l'histoire bourguibienne et crié à la réhabilitation des oubliés : la famille beylicale, le Vieux Destour, les communistes, les syndicalistes avaient effectivement des raisons de réclamer place et droit de cité dans les manuels scolaires et la mémoire nationale. L'histoire universitaire suivait son cours modeste, en retrait des joutes médiatico-politiques. Trois ans après ce que l'on s'est mis à appeler le Changement avec une majuscule, le fait du nouveau Prince a tranché pour la création d'un institut de recherche qui est venu renforcer l'assise universitaire de l'expérience bourguibienne décriée. L'Institut supérieur d'histoire du mouvement national, créé en 1989 et rattaché à la toute jeune université de La Manouba, a poursuivi le même travail de l'ombre de la décennie précédente. Entre-temps, dans l'édition et dans les médias, des lampes se sont allumées, des mémoires se sont déliées et des plumes ont pris la parole sur quelques points d'histoire. Besoins d'histoire Ce qui me fait dire que l'histoire ne cesse pas de s'écrire. La Tunisie vit actuellement un bouleversement de sa vie politique et, avec l'inquiétude qui règne, il est normal de voir ressurgir l'antienne. Le fait que la complainte revienne sur le tapis attire néanmoins l'attention sur les raisons du retour régulier de cette question. Que cache cette anxiété ? Sûrement un besoin d'en savoir plus sur le passé du pays, ce qui est naturel et les périodes de changement excitent cette revendication légitime. Le passé est un refuge pour les nostalgiques, pour ceux qui essaient d'y trouver des exemples, qui cherchent des modèles, qui attendent des solutions. Parler du passé aide à vivre le présent et à affronter l'avenir. La chose n'est cependant pas facile et on ne peut l'ordonner par simple injonction, fût-elle « populaire ». Sans être le monopole des historiens professionnels, l'histoire est un genre qui se décline sur plusieurs registres et répond à plusieurs besoins. Le récit national — registre et besoin à la fois — se réduit d'autant moins à la sphère savante qu'il a des implications politiques. Certains amateurs peuvent parfois se révéler des historiens de talent. Saïd Mestiri a écrit, après sa retraite de médecin chirurgien, plusieurs ouvrages d'histoire dont un sur Moncef Bey (Moncef Bey, Tunis, Sud Editions, 2008, réédition augmentée des deux tomes parus en 1988 et 1990 chez Arcs Editions) qui mérite l'attention des spécialistes pour la rigueur de la démarche et la qualité du témoignage enrichi par une réflexion sur la période. Personne ne nie l'existence d'une histoire officielle et ses liens étroits avec l'exercice de la politique. Si les politiques ont des raisons de se préoccuper de l'écriture du passé, pour les historiens c'est une catégorie d'étude, qui comme d'autres, permet de réfléchir aux usages multiples de l'histoire. Chaque période recèle une vision du passé et appelle à le reconsidérer. L'histoire coloniale versus histoire nationale développée après l'indépendance reste un terrain de lectures et d'interprétations ouvert, pour sortir de l'obsédant face-à-face franco-tunisien — connecté au reste du monde — et enrichir la connaissance de cette période de la diversité de ses acteurs et de la complexité des interactions qui s'y croisent. Une illusion Au-delà de ces considérations qui, pour mes collègues et les amateurs érudits font écho aux débats historiographiques, je m'en tiendrai au niveau citoyen pour noter que cette demande de réécrire l'histoire émane d'une illusion qui consiste à croire que chaque changement est un renouveau radical. Ce serait un piège d'assigner aux historiens la charge d'écrire l'histoire dont on a besoin aujourd'hui. Les historiens se doivent d'honorer un métier dont le tempo et les exigences diffèrent de ceux de l'acteur, du témoin ou du journaliste. Pour cela, ils ne peuvent se soumette aux pressions du présent qui les sollicite certes en tant que citoyens mais le présent est toujours trop chargé pour être décrypté à chaud. Un des canons de la discipline est précisément d'attendre les archives pour avoir le recul et la possibilité de dégager la pluralité des points de vue, des situations et des acteurs en présence. Face à ce refrain entendu sous Bourguiba et répété sous Ben Ali, je préfère rappeler que le travail historien doit rester libre de toute assignation et trouver, avec les sciences sociales, les moyens matériels et humains qui permettraient de développer la culture citoyenne et la connaissance de la société tunisienne. Il s'agit de diffuser cette production intellectuelle pour qu'elle soit lue, digérée, discutée, traduite, dépassée et renouvelée. C'est moins l'affaire d'une énième commission que d'une conscience générale qui respecte la liberté de la vie intellectuelle et laisse le savoir à l'épreuve de l'esprit critique et de la richesse de ses formes et de ses usagers. Essayons de nous défaire de l'illusion de recommencer à zéro qui est un piège, un miroir aux alouettes et attachons- nous plutôt à élargir l'espace pour un gai savoir historien qui ne soit pas cantonné aux seuls manuels scolaires. Multiplions les occasions de parler d'histoire et pas seulement de celle de notre pays, pour mieux le comprendre et l'apprécier. Encourageons l'édition en la rendant plus libre, plus belle et plus attractive, pour que le livre ouvert du passé ne soit pas entre les mains des experts et des politiciens. Embellissons nos musées, entretenons nos monuments, y compris dans les endroits les plus reculés et pas seulement pour attirer les touristes. L'histoire ne s'en portera que mieux et les historiens pourront continuer de labourer leur champ, à leur rythme, sans sommation mais dans la responsabilité qui incombe à la profession et conformément à l'éthique scientifique qui lui est nécessaire.