Par Raouf SEDDIK La question de savoir si l'assaut mené contre l'ambassade américaine par des salafistes relève d'un formidable ratage du système de sécurité ou si ce ratage n'a pas été... comment dire... «aidé» : voilà un sujet qui va certainement alimenter les discussions et faire couler de l'encre encore quelque temps. On ne comprend pas, c'est vrai, qu'alors que des attaques ont été menées contre les représentations diplomatiques américaines dans plus d'un pays arabe par des foules en colère, que la journée du vendredi était celle où l'alerte était maximale, on ait laissé ainsi les protestataires s'approcher de l'enceinte en nombre... Les mesures préventives étaient bien en deçà du danger tel qu'il était annoncé et tel qu'il s'est précisé au fil des heures par l'afflux des protestataires. Si l'hypothèse d'un échec orchestré devait être vraie, elle n'aurait de sens que par rapport à des enjeux graves, des enjeux géostratégiques qui débordent sans doute largement le cadre strict du territoire national. Il faut savoir que la mouvance d'Al Qaïda n'entend pas se laisser déposséder de ses armées potentielles par les pouvoirs islamistes qui semblent s'être installés dans une relation d'amitié avec l'allié américain. Il y a des jeunes et des moins jeunes, se disent les chefs de l'organisation secrète, qui n'attendent que d'offrir leur âme et leur corps, qui n'ont d'autre projet de vie que leur propre sacrifice, que de se transformer en armes vivantes au service de la religion : il s'agit de les mobiliser. Ce à quoi nous assistons depuis le 11 septembre dernier – et la date n'a bien sûr rien de fortuit – c'est à une contre-offensive d'Al-Qaïda à travers laquelle elle essaie de récupérer ce peuple du sacrifice pour en grossir ses rangs. Elle sait que le rapprochement entre les nouveaux pouvoirs dans le monde arabe et l'Amérique est à la fois une force et un talon d'Achille pour les pouvoirs en question. Elle sait que le combat se mène dans la rue, qu'il se mène autour de symboles et que le sang versé par des musulmans venus défendre la cause du sacré de leur religion face à l'Amérique, relayé par l'image et le son, aurait l'effet attendu : un séisme psychologique à l'échelle de l'Islam mondial, un séisme qui déplacerait l'épicentre de la sympathie, mettrait les nouveaux régimes «islamistes» dans le rôle des traitres à la cause de l'Islam et redonnerait à Al-Qaïda le statut de recours héroïque contre les «ennemis d'Allah». Elle sait enfin qu'elle peut compter en ce moment précis sur le soutien actif des ennemis du Printemps arabe, impatients de voir l'attention se détourner enfin du thème de la dictature, de l'oppression et de la corruption : surtout que la nouvelle cible à désigner serait l'ennemi américain. Or, c'est précisément ce scénario du séisme psychologique que cherchent, à tout prix à éviter, et les islamistes modérés et l'Occident. La guerre contre l'islamisme des réseaux internationaux a fait adopter aux uns et aux autres une approche commune qui consiste à essayer de priver, dans la mesure du possible, l'autre camp du rôle de la victime, qui est précisément ce par quoi il tire sa force. Ne pas tomber dans son piège, en agissant contre lui à travers une démonstration de force, cela signifie deux choses que les Américains semblent avoir bien compris : s'abstenir de frapper, demeurer systématiquement en retrait et, d'un autre côté, se rendre capable de prendre soi-même le rôle de la victime ou, en tout cas, de marquer des points sur le terrain de la «sympathie». Ce qui suppose de subir soi-même des dommages et de les rendre visibles... C'est toute l'approche et peut-être le génie stratégique d'Obama par rapport au style de son prédécesseur qui, selon ce qui a été dit de lui, avait provoqué une forte érosion de l'amitié envers l'Amérique dans le monde. Cette stratégie a toutefois un coût, que nous subissons au quotidien chez nous. Ne pas laisser à cet islamisme jihadiste la possibilité de s'approprier le rôle de la victime, c'est d'abord avoir à en supporter la nuisance et la violence sans répondre de manière forte et, ensuite, c'est créer au sein de la société un mouvement de rejet d'une politique perçue comme laxiste et complaisante qui fait perdre au pouvoir en place sa légitimité aux yeux de l'opinion. D'autant que cette attitude de non-violence est perçue par beaucoup comme étant motivée par des calculs électoralistes. Hypothèse qui n'est d'ailleurs pas forcément à écarter. Toujours est-il que cela crée les conditions d'une extrême difficulté à gouverner et que cela, en revanche, est un réel handicap électoral pour l'équipe au pouvoir... et pour le développement du pays aussi, bien sûr ! La guerre contre le jihadisme international dans laquelle nous nous trouvons engagés entre dans une phase critique aujourd'hui. Le calendrier électoral américain n'y est pas pour rien : le coût de la non-violence sera une épreuve majeure pour les démocrates face à l'Amérique des conservateurs, à qui une telle politique déplaît depuis toujours... Ce que les cerveaux d'Al-Qaïda n'ignorent nullement ! Et la Tunisie pourrait craindre d'avoir à subir sa part de l'offensive que l'islamisme guerrier réserve à cette période sensible qui nous sépare des élections américaines.