Il nous arrive des moments dans notre vie où on se demande si toutes ces relations qu'on s'est tissées avec amour et — souvent — avec beaucoup de concessions et de sincérité, n'étaient pas, tout compte fait, inutiles et pure perte de temps ; si le mieux n'eût pas été de passer à côté de ces êtres sans les regarder, sans les écouter et, surtout, sans en arriver jusqu'à trop s'attacher à eux pour finalement les perdre et souffrir de leur départ. C'est assez curieux, mais quand ce départ est dû à la mort de l'être cher, notre souffrance n'est qu'éphémère, le temps finira tôt ou tard par recoller la plaie; c'est la résignation, nullement dramatique, face à la fatalité de la mort. Or, celle-ci est moins dure que le départ sans raison convaincante de l'être cher. On n'en finit plus alors de nous poser des pourquoi et des comment jusqu'à transformer nos jours en enfer perpétuel. Et c'est là que, rongés par l'amertume, on en arrive à nous demander si nous n'étions pas tous rien que des étrangers les uns pour les autres, depuis le début jusqu'au moment de la déchirure. Terrible pour nous est l'image soudain étrangère de l'être si adoré et chéri qui, après nous avoir entraînés à miser sur lui tout notre capital amour, à dessiner le bonheur et le paradis terrestre à travers sa personne, nous tourne le dos et prend le tournant à jamais ! Cette amertume si poignante, il faudrait les mots appropriés pour la dire. Nafla Dhahab l'exprime plutôt avec des maux si éloquents que, effrayés, les mots fuient les personnages pour se ranger du côté des choses, des objets de la vie. Il n'y a pas de larmes dans ce recueil pour dire la souffrance et l'abîme nés du vide laissé par les êtres chers, mais il y a un arrêt important et constant sur les choses, elles-mêmes aussi orphelines que nous, ou simplement parce que ce sont elles qui, en témoins cruels, nous renvoient inlassablement le souvenir de nos bien-aimés très loin partis. Tellement complexe et mystérieuse est cette prédilection pour les êtres inanimés que dans la 5e nouvelle, C'est arrivé ici, le personnage central n'est ni un homme ni une femme, mais... la nuit avec son cortège de ténèbres zébrées par la clarté sidérale, cependant que, vus de l'espace, les êtres humains, pygmés et infinitésimaux, se démènent en vain dans un bas-monde qu'ils pensent avoir apprivoisés alors qu'il n'arrête pas de leur échapper. Du classicisme, L'eau des étoiles, à l'impressionnisme, Point de fuite, et jusqu'au réalisme, Haroun prend le tournant, l'auteur traverse les principaux courants littéraires et aborde au modernisme, La file indienne, le tout dans une narration arachnéenne et apollinienne, dépouillée des fioritures superfétatoires. En vérité, on ne présente plus Nafla Dhahab. Juriste de formation avec un penchant très prononcé pour la littérature, elle s'est rendue célèbre dès son premier recueil de nouvelles, Volutes de fumée paru en 1979, et compte aujourd'hui parmi les grands nouvellistes tunisiens de langue arabe, même si sa production littéraire reste peu abondante (cinq recueils de 1979 à ce jour, mais tout de même 27 contes pour enfants). Ce dernier recueil se lit en une heure de temps, mais sa portée est un antidote contre les déchirures des jours.