Par Salah HADJI En temps normal, les quelques lignes qui suivent n'auraient sans doute pas eu droit de figurer. Mais en ces heures où l'on voit l'aveuglement passionnel se ruer vers les leviers de l'Etat, avec une fureur de butiner perceptible dans tous les yeux et toutes les oreilles, comment ne pas s'inquiéter outre mesure ? Inquiétude lourde, sourde, inspirée par une multitude qui brandit ses prétentions à la gestion des affaires du pays alors qu'elle est tout naturellement, et en dépit de son arrogance affichée, étrangère à toute grande pensée et, encore plus, à toute «parole politique» digne de ce nom. Comment alors ne pas rappeler, d'entrée de jeu, cette vérité de premier ordre : quiconque, aussi avancé soit-il dans l'âge, se retrouve au degré zéro de la culture, du savoir et de l'éthique doit — à moins qu'il soit «malade» — se sentir encore «mineur» et, partant, loin, très loin de sa «journée politique». Très loin, dis-je, car la journée politique est, en toute rigueur, réservée à «la parole politique qui exprime le juste et l'injuste» (Aristote, Politique). Ouverte à la multitude, elle ne sera qu'une suite de faux pas dont seul le peuple paiera les frais. De ce fait, elle sera nécessairement courte quand bien même les plus agités parmi cette multitude s'aviseraient de serrer la vis pour s'y agripper à coups de dents et de griffes (le fameux «Ekbess» organisé autour de la Place du Gouvernement !). Dans le paysage ubuesque qui prédomine aujourd'hui, nombreux sont, certes, ceux qui dissimulent sous l'image qu'ils se font d'eux-mêmes d'étranges ignorances : ils connaissent tout des tours de corde dont ils enveloppent leurs parlottes et leurs provocations, mais ils ne savent rien ! Car l'ignorance, par ces temps de toutes les confusions, niche derrière les puretés de façades et les taillis de cloîtres. Mais pour réaliser que de pareilles façades ne peuvent réussir longtemps à donner le change, il faut ajouter ceci : en tant qu'il nourrit le besoin trivial de ne pouvoir être et valoir qu'au vu des hauts lieux apparents de l'Etat, l'appétit en pareil cas ne peut qu'induire en erreur et précipiter la mort politique de ses adeptes. Ceci s'ajoute encore : en ces temps de toutes les adversités, où le pays peine à demeurer debout et où l'Etat ne cesse de s'affaiblir, les citoyens sentent de plus en plus que leur échappent les moindres appuis de la sécurité et de la stabilité sociale, et que leur passent sous les pieds et par-dessus la tête les menaces d'effondrement de leur quotidien vital. Menaces rendues encore plus affolantes que la perception qu'ils ont du pays est désormais sanglante et mutilante. De l'autre côté du tableau, nous ne cessons d'entendre les «impubères» de la politique nous dire que la période de transition sera nécessairement courte. Il est vrai qu'ils peuvent toujours croire — pris comme ils sont dans leur enchantement — que ceux qui les entendent se sentiraient sur les paliers de demain. Mais «demain» est toujours ressuscité par ce que l'on a appris du passé le plus proche. Or ce passé n'a favorisé jusqu'ici que de très muets engagements, un peu plus muets chaque jour. Tout au plus, assistons-nous à des atermoiements et tergiversations qui font apparaître chacune des composantes de la «Troïka» comme ne pouvant apporter que ce qui agrémente, selon le «quota», son festin du jour (salaires insolites, nominations partisanes, discours venimeux à l'encontre de leurs adversaires, «Nida Tounès» en l'occurrence). Il y a là à, l'évidence, tellement d'incorrection — dont la plus scélérate est la désinvolture avec laquelle la Troïka esquive la question des prochaines élections — que nous ne pouvons que lancer la plus grande accusation à l'endroit de ce qu'il y a de plus laid dans le manquement aux engagements contractés envers la nation. A cet égard, tenir les rênes du pouvoir en y occupant, par surcroît, les leviers de la sécurité et de la justice (comme le fait Ennahdha pernicieusement), c'est faire comme si l'on continuait à fabriquer des obus contre l'Etat tout en croyant chaque fois réussir à s'en cacher. Or, il est une obligation impérieuse de rappeler ceci, spécialement à l'adresse d'Ennahdha (laquelle n'est par ailleurs qu'un détournement caractérisé du sens qu'avait pris ce terme chez les réformateurs arabes au XIXe siècle) : en dépit de l'étendard fallacieux mais combien méchant (et humainement et politiquement) que les apôtres du détournement ne cessent ces derniers temps de brandir contre «les destouriens», ne peut que revenir aujourd'hui à toute mémoire d'homme la forfaiture que le MTI, sous la direction de R. Ghannouchi (baptisé depuis Ennahdha), avait osé commettre (fin 1980 et début 1990) en lançant en plein visage des lieux publics «tracts au vitriol» et bombe. En tenant à rappeler ceci avec une voix d'autant plus libre et responsable que je n'avais jamais été pour ma part ni destourien» ni «RCD», je ne fais ici qu'évoquer douloureusement ce qui fut tout drame, toute haine, toute mort. On peut imaginer le bilan : il a en lui-même sa limite extrême. Ceux qui avaient accepté d'assumer en eux-mêmes cette limite extrême, au nom de leur ressentiment et leur esprit revanchard, doivent toutefois savoir qu'il y a dans les enjeux patriotiques une limite supérieure à tout, qui les dépasse et qu'ils ne peuvent d'aucune manière atteindre, encore moins posséder en otage, singulièrement en cette période qui nous sépare du 23 octobre 2012 et où, tout en léchant encore ses blessures, des derniers temps, le pays compte ses patriotes pour pouvoir toujours compter sur eux. C'est dire qu'en dépit de toutes les tourmentes, il y a toujours un port pour le pays, un phare dans la nuit. Il y a cette patrie qui, aux heures les plus lourdes de menaces, veille en s'adossant à toute son histoire faite largement de «lumières» et en s'appuyant sur ses hommes et femmes combien nombreux, maintenus, à toute épreuve, éveillés et debout.