Par Raouf SEDDIK La question de savoir comment on défend la démocratie, si on le fait dans le respect de ses principes profonds ou si on le fait au contraire dans leur mépris, est une question qui n'est certainement pas sans incidence sur la bonne santé de la chose que l'on prétend défendre. Et ceux qui, en agitant de façon ostensible et sonore l'étendard de la démocratie, se laissent aller, tels des théologiens fulminants, à des imprécations et des malédictions contre ceux qu'ils accusent d'être les ennemis de la liberté, ceux-là ne font bien souvent que trahir leur passion inavouée mais ô combien irrépressible pour l'anathème et l'excommunication... laquelle passion est aux antipodes de la démocratie, que ce soit dans le domaine de la religion ou dans le domaine politique. Tout le monde ou presque s'est ému ces derniers temps du contenu de cette vidéo dans laquelle on voit le leader du parti Ennahdha s'entretenir avec des représentants des salafistes, parler leur langage, partager leurs objectifs politiques... On y a vu la preuve irréfutable, enfin, que le chef islamiste pratiquait le double langage. Peu de gens ont relevé la naïveté politique d'une analyse qui persiste à croire que les islamistes modérés pourraient même, à supposer qu'ils le veuillent, se dispenser d'un tel double langage dans leur relation avec les éléments radicaux. Que croit-on ? Qu'ils vont leur tenir le langage du droit et de l'Etat civil ? Se demande-t-on ce que cela entraînerait, au-delà de toute considération électoraliste sur laquelle on se croit avisé de s'arrêter à chaque fois ? Eh bien, cela aurait pour conséquence que l'islamisme radical se retrouverait de nouveau en état de rupture avec le jeu politique, dans cette situation de marginalité qui précède la clandestinité, et donc en pleine tentation de nouer des amitiés avec des entités étrangères qui sont hostiles au pays et qui n'attendent d'ailleurs que cela pour harponner les candidats au jihad et autres idéalistes immatures en mal de sacrifice... Il est surprenant que nos observateurs éclairés mettent un point d'honneur à passer à côté de cette donnée fondamentale de notre réalité politique, qui est que le parti islamiste a pour mission de rallier au jeu démocratique les éléments les plus fragiles. Et que cela ne saurait se faire s'il suscitait leur méfiance en leur parlant un langage qui n'est pas le leur. Même s'il s'y prend en commettant des excès, ou en cafouillant comme cela lui arrive dans bien des domaines lorsque, soucieux d'anticiper et de prévenir les mouvements de scission des ailes les plus dures, il cherche à les accompagner pour mieux les récupérer, il reste que cette contrainte est réelle et que la tâche qu'il accomplit — que les âmes bien pensantes nous pardonnent — relève de l'intérêt public ! Mais ce n'est pas tout : à force de crier à l'escroquerie en ce qui concerne les intentions démocratiques d'Ennahdha, certains s'imaginent être dispensés d'avoir à respecter eux-mêmes des principes sans lesquels, pourtant, la démocratie devient un slogan creux et peut aisément sombrer dans une forme de mensonge. Celui qui, pour nous amener à penser comme il souhaite que nous pensions, fait circuler une vidéo dont il a pris soin de supprimer des passages et d'en laisser d'autres, soit qu'il nous prend pour des imbéciles qui ne sommes pas capables de comprendre le message sans ce travail de «mise en forme», soit qu'il cherche à nous manipuler — ce qui représente une sorte de violence intellectuelle : dans les deux cas, il pratique envers nous un mépris moral et politique qui, pensons-nous, le rend indigne de porter les couleurs de la démocratie et de se présenter comme son défenseur. Que les partis politiques ferment les yeux sur de tels usages, et qu'ils préfèrent se transformer en caisse de résonance de l'indignation populaire, on peut le comprendre ! Tout en regrettant que se trouvent banalisées des méthodes qui consacrent une forme de tricherie dans le combat politique. Mais que nos confrères les journalistes, fidèles à une méchante hantise de tout ce qui ressemble à une allégeance au pouvoir — et qui leur tient souvent lieu de liberté — emboîtent le pas à ces partis sans rien avoir à redire, voilà qui étonne certainement. L'allégeance est l'allégeance : elle n'est pas moins critiquable quand elle s'affirme à l'égard d'un parti que lorsqu'elle s'affirme à l'égard d'un autre. Dans tous les cas, elle se fige alors en une pensée unique qu'à son tour elle cherche à imposer, selon une forme de dictature intellectuelle qui est d'autant plus étrangère à l'esprit démocratique qu'elle adopte une allure quasi théologique... Mais on ne s'en étonnera pas outre mesure : quand on voit de quelle façon se construisent les approches éditoriales au sein des rédactions, le peu de travail de délibération critique qui y règne, pourquoi devrait-on avoir autre chose que ce journalisme qui rime trop souvent avec mimétisme ?