Une interdiction de voyage à titre préventif a été émise avant-hier par le ministère public contre l'homme d'affaires Kamel Ltaïef. Pourquoi cette affaire ressurgit-elle aujourd'hui après avoir été classée il y a six mois ? Contrairement à ce qui a été avancé dans les médias électroniques, le nom de Béji Caïd Essebsi, l'ex-Premier ministre, ne figure pas dans le dossier de cette affaire. Kamel Ltaïef par contre sera convoqué par le juge d'instruction dans les prochains jours, selon les affirmations de l'un de ses avocats, comme simple témoin. Les noms des anciens ministres de Ben Ali, Kamel Morjane, Ahmed Friaâ et Mohamed Jegham, sont également cités dans l'enquête judiciaire que vient d'ouvrir le juge d'instruction du cinquième bureau à Tunis. Sur un ton plein d'assurance, l'avocat Mohamed Cherif Jebali, qui a déposé plainte contre l'homme d'affaires, pour complot contre la sûreté de l'Etat a raconté hier, sur le plateau de Midi Show sur Mosaïque FM, le début de l'affaire : «Au printemps 2011, le président de la section de Tunis de l'Ordre des avocats, M. Néjib Ben Youssef, me convoque. Il venait de recevoir l'un de nos collègues, dont nous voulons cacher l'identité en vue de le protéger, qui a hébergé par pur hasard sept SMS codés. Ayant travaillé dans la police jusqu'en 1995, j'ai réussi à déchiffrer quelques données : on y parlait d'explosions, de trafic d'armes, de kidnapping... Les messages contenaient également une menace imminente d'enlèvement de Slah Eddine Caïd Essebsi, le frère de l'ancien Premier ministre, en échange de Imed Trabelsi». Selon maître Jebali, dont le parcours professionnel marqué par un passage au ministère de l'Intérieur semble très opaque, les messages, qui citent des incidents graves perpétrés à Rouhia et à Bizerte, où un match a dégénéré, auraient été émis par Kamel Ltaïef vers un numéro anonyme. «La fête de Siliana est réussie. La fête de Bizerte également. Renforcez les capacités de vos hommes pour les répéter partout», lit l'avocat sur les ondes de la radio. «Le dossier d'instruction est vide» Mais comment se fait-il que ce dossier d'instruction classé en mai dernier pour manque de preuves revienne sous le tapis? De nouvelles pièces à charge sont-elles apparues entre-temps? Plus intriguant encore : comment expliquer ces éternels soupçons qui continuent à peser sur le mystérieux Kamel Ltaïef? L'ex-ministre de l'Intérieur, Farhat Rajhi, avait, en mai 2011, dénoncé, dans une interview diffusée sur Internet, l'influence qu'exerce Kamel Ltaïef, 57 ans, homme très proche de l'ancien dictateur jusqu'à l'année 1992, date à laquelle il tombe en disgrâce suite à son opposition au mariage de Ben Ali avec Leïla Trabelsi. Le juge Rajhi avait évoqué à l'époque un «gouvernement de l'ombre», qui tourne autour de l'homme d'affaires, connu pour ses réseaux très étendus et «son amour immodéré de la politique», comme il aime à le répéter lui-même. «Le dossier d'instruction est vide et peu convainquant. Peut-on aujourd'hui accuser M. Ltaïef sur la base des anciennes allégations de Farhat Rajhi et les considérer comme des éléments de preuves d'un présumé complot ? Je viens d'apprendre que le témoin central de ce dossier n'est autre que Chefik Jarraya, homme d'affaires hier encore très proche des Trabelsi, ennemi juré de mon client», a affirmé un des avocats de Kamel Ltaïef. L'avocat persiste et signe: «Ce procès est politique ! On en veut à mon client pour ses relations et affinités avec de hauts responsables de Nida Tounès. L'instruction est rédigée comme un rapport de flic. Il est clair aujourd'hui que nous vivons un retour de manivelle. Une fois encore le ministère de l'Intérieur fonctionnera comme un outil de pression sur les citoyens». Sur ce dossier, le ministère de la Justice dit n'avoir rien à déclarer. «Le ministère n'a pas à réagir sur cette affaire qui suit son cours normalement», affirme Fadhel Saïhi, chargé de mission au ministère de la Justice. Un passionné de politique Pour Emna Ben Jemaâ, blogueuse et chroniqueuse sur Express FM qui a mené une enquête sur le personnage après la révolution, beaucoup de mystère pèse sur Kamel Ltaïef : «Personne ne le voit dans les médias et pourtant il continue à défrayer la chronique. Ce qui me semble certain, c'est que c'est un homme d'influence. Les hommes politiques fréquentaient son bureau avant la chute du régime de Ben Ali et après. Mais peut-on criminaliser quelqu'un pour cela? Si c'est le cas, disons-le une fois pour toutes et passons à autre chose, à la question salafiste par exemple, vraiment cruciale en ce moment !». L'homme d'affaires, lui, au centre de cette polémique, qui dirige aujourd'hui une entreprise de matériaux de construction, ne semble pas prendre les choses avec beaucoup de sérieux, probablement rassuré par une armada d'avocats prestigieux qui prennent sa défense, dont Mokhtar Trifi, Bochra Bel Hadj Hmida, Abdessatar Ben Moussa, Ahmed Nejib Chebbi... Il prend un ton léger, entrecoupé de rires, pour évoquer son ennemi juré Chefik Jarraya, les campagnes de dénigrement que mène contre lui depuis plusieurs mois le journal El Massa (Le Soir), le harcèlement qu'il a subi depuis les années 90 sous le régime de Ben Ali ainsi que sa passion de la politique sans avoir, affirme-t-il, jamais adhéré à un quelconque parti. «Je suis un républicain convaincu», soutient-il. Une fois n'est pas coutume, pendant toute la journée d'hier, Kamel Ltaïef n'a pas arrêté de donner des interviews à tous les médias intéressés par son procès. Un vrai retour de «l'homme de l'ombre»...