C'est incontestablement le seul film qui, grâce à une mise en scène à haut risque mais impavide, propose au spectateur une réelle traversée de la mort en compagnie de Harragas de l'Afrique noire. C'est très fort ! Ils sont une trentaine de personnes, pour la plupart des Sénégalais rejoints par une poignée de Guinéens, qui, à partir de Dakar, tentent d'atteindre sur une embarcation plus ou moins robuste les Iles Canaries et, de là, l'Espagne. Des jeunes, des adultes et des vieux, flanqués, à leur insu, d'une femme qu'ils n'avaient pas vue embarquer avec eux. Ils n'ont pour bagages que quelques effets personnels et...l'espoir ! Pour ce voyage clandestin qui va durer huit jours et sept nuits entre ciel et mer, ils ont dû se délester, chacun, de 1.500 euros. Le prix est fort, mais au moment du départ, l'espoir se mue en certitude : ils vont réussir à fuir, sains et saufs, la misère de leurs pays respectifs. Et surtout que la météo est clémente : un soleil radieux et un ciel au bleu d'une rare beauté. Ils chantent. Ils dansent. Ils se topent dans les mains. Ils se congratulent. Leur espoir est si grand qu'il peut abriter sous ses ailes la grande Bleue dans toute sa surface. Et commence, pour chacun d'eux, le rêve. Se réaliser, enfin !, là où ils n'ont jamais pu le faire. Sur le mât, en haut, le ‘‘capitaine'' fait tranquillement cingler sa pirogue vers le paradis espagnol. Le premier incident est sans réelle gravité : l'un d'eux, un jeune d'une vingtaine d'années, se révèle être claustrophobe; il crie sa détresse, son exigence de revenir au pays ; mais le sort est déjà scellé, impossible de faire marche arrière au bout de deux jours de mer. Il ne reste plus que six jours à naviguer. On fonce vers l'inconnu. Parfois un moteur lâche, alors on fait fonctionner le deuxième. Et on continue. Mais dès la quatrième nuit, le destin se fâche, la nature gronde, la chance boude. Une tempête des plus houleuses fait des ravages sur la grande Bleue. Des pluies diluviennes, conjuguées avec des vagues grandeur colline soulevées bien haut par des vents sauvages, s'abattent sur des corps terrassés par l'horreur de la mort évidente. Cris. Lamentations. Pleurs. Sanglots. Prières. Et le silence. La résignation face à la mort inévitable. Dans leur souffle, le vent et la pluie ont emporté provisions et effets divers. La faim et la soif s'installent. Chacun sait maintenant que son heure est comptée, non pas en minutes, mais en secondes. Même la peur n'a plus le moindre sens. C'en est fait de tout le monde. Et on est à présent comme hypnotisé, anesthésié. Quelqu'un s'avise de voir si son copain dort réellement, il découvre la mort sur son visage et lui rabat les paupières. Un père s'inquiète pour son fils : même sort. Au moins six de la trentaine de clandestins ont péri sur place, emportés par l'amertume de la déception, le froid, la faim et la soif. Ah la soif ! Elle est telle que quelqu'un a égorgé sa poule pour boire son...sang. Que de romanciers et de cinéastes ont traité des périls de l'émigration clandestine. C'est très émouvant, évidemment. Mais ce n'est jamais ça, on ne se visualise pas vraiment – comme dans ce film – l'horreur, le désastre et l'abîme dans tout leur acharnement, tout leur déchaînement. Faut voir ces êtres, tout à l'heure seulement des humains pleins d'espoir et de vie, soudain devenus telles des fourmis agglutinées à une pirogue ressemblant à un bout d'allumette dans le giron bouillonnant de la tempête ! La Pirogue du Sénégalais Moussa Touré reste indiscutablement une fiction poignante, car on ne peut plus réaliste et convaincante, sur l'émigration clandestine. Cœurs sensibles, s'abstenir.