En guise d'ouverture des «Plateformes arts en Méditerranée», accueillies cette année par le théâtre El Hamra, le duo Gannoun-Toubel nous a présenté la primeur de son travail Ghylène (ou Les monstres), une lecture théâtrale poignante et pertinente de la Tunisie d'aujourd'hui. Les monstres que nous présente Gannoun ne vivent pas dans des grottes, n'apparaissent pas la nuit, ne mangent pas les enfants, ne détruisent pas les maisons, ni ne crachent le feu. Ces monstres sont des humains qui ont des pieds et des mains... des visages inattendus, qui changent — avec le temps et les rebonds — de forme, de couleur et d'expression. Les cinq personnages ont tous mouillé dans des affaires louches, l'homme d'affaires, la secrétaire, la chanteuse, le journaliste, l'informaticien. Ils ont tous comploté, usurpé, menti, traficoté, écrasé des gens sur leur passage. Le metteur en scène les assigne à des sièges à roulettes, ce genre de chaises auxquelles on s'attache et qu'on ne voudrait nullement laisser pour d'autres. La maladie du poste est un mal commun à tous ces protagonistes. Tout au long de la pièce, le jeu des comédiens se base sur cet accessoire, ils évoluent dans cette scène nue, surplombée de pentes et de passerelles, bien accrochés sur leurs sièges. Un choix contraignant, nécessitant un jeu très physique que les comédiens arrivent très bien à maîtriser. Durant une heure et demie, ces «monstres» s'entredéchirent, s'affrontent, s'opposent mais ils se retrouvent toujours autour d'un objectif commun : retrouver une place dans ce nouveau système qui, en apparence, les rejette, mais dans lequel ils arrivent très vite à s'intégrer. Les «monstres» de Gannoun nous rappellent, d'ailleurs, ceux du réalisateur Dino Risi qui, dans une vingtaine de sketches, raconte les «petites monstruosités» quotidiennes, les mesquineries, les mensonges et les stéréotypes italiens des années 1960. Gannoun, en bon cinéphile, ne pouvait ne pas retrouver dans ce film une référence, ou une source d'inspiration. Mais son travail, à lui et à Toubel, contrairement à ce film italien, est poignant, au discours politique acerbe. Et si Dino Risi se moque dans ses sketches des bassesses quotidiennes de tout un chacun pour faire rire et critiquer la nature humaine, Gannoun et Toubel condamnent les mains sales, les complots, les combines, les mesquineries... Et si on voulait reprocher au metteur en scène ses personnages stéréotypés, manichéens, on retrouve dans le titre et dans la démarche la réponse. Les monstres n'est pas une lecture objective de la nature humaine; c'est une métaphore poussée jusqu'à l'extrême limite vers une simplification des rapports du monde, ramenés à une simple opposition entre le bien et le mal. Et Gannoun choisit de nous montrer «les monstres» et seulement les monstres. Même si l'on peut penser que c'est un énième travail qui parle de la révolution, l'approche de Gannoun et de Toubel est autre; ils ont choisi un parti pris, un ton et une posture pour ne pas se placer dans une démarche lyrique et épique, afin de faire l'apologie d'une révolution et de ses martyrs.