Dans la toute dernière création du Théâtre El Hamra, le vrai héros n'est pas à chercher parmi les personnages humains qui s'agitent sur scène, c'est plutôt ce mur noirâtre, lézardé, troué de partout, défiguré et lépreux qui occupe tout le fond du décor. Il est la métaphore principale de la pièce : c'est en fait une allégorie de toutes ces prétendues existences qui se déploient dans son voisinage. S'il ne dit rien, ce rempart en ruine est lui-même une réplique ; mieux encore, c'est la seule vraie tirade du drame. Les propos qui s'échangent tout autour sont en vérité des échos amplifiés de sa muette histoire, de sa douleur et de sa rage rentrées. Il arbore d'ailleurs à son milieu un écran lumineux tout blanc qui attend, tel une page encore vierge, d'être noirci, de porter une trace digne d'être marquée, de témoigner d'un vrai passage de...l'Histoire ! Hélas, jusqu'au dernier tableau, ce « tableau » restera immaculé, comme pour dénier aux semblants d'hommes et de femmes qui défilent devant lui la réelle épaisseur susceptible d'en faire des êtres agissants et donc historiques. Dépourvues de droits, de dignité, d'affection authentique, interdites de parole sincère, prisonnières d'une masse de tabous et de préjugés, pantins d'une farce universelle, ces créatures mortes-vivantes tentent chacune à sa manière de s'accrocher à une vérité, de se trouver un repère, une identité pour croire encore qu'elles existent, ou du moins qu'elles auraient pu exister : Nejma, Rebh, Ali (les vivants en sursis) se retrouvent finalement plus solitaires que jamais. Ferjani et le fiancé de sa fille (revenants intermittents) s'avèrent tout aussi frustrés que les autres. Ces cinq personnages aux destins croisés se réunissent pourtant autour d'une certitude : leur impuissance à vivre leurs rêves ! A la place, le monde où ils se meuvent leur « offre » la possibilité de vivre leur mort et donc de mourir indéfiniment jusqu'à « la dernière heure » laquelle se présente comme l'ultime et dérisoire chance de mesurer « le temps perdu » jamais retrouvé ! Désastreux bilan et procès implacable « Akher Sa'aa » dresse en profondeur le bilan désastreux du monde arabo-musulman contemporain ; Ezzeddine Gannoun (le metteur en scène) et Leila Toubel (l'auteur) font également le procès d'un Occident égoïste, injuste et déshumanisé qui séduit pourtant les déracinés des pays pauvres. Leur pièce raille en même temps les discours obscurantistes qui proposent des solutions rétrogrades pour sauver la planète de l'apocalypse. On y tourne en dérision tous les bonimenteurs de la vie politique et culturelle, tous les prétendus « libérateurs » de l'humanité, les tartuffes du monde entier. L'humour y est très caustique et chaque réplique recèle une dénonciation du mensonge et de l'hypocrisie universels. « Akher Sa'aa » lance aux hommes une sorte d'ultimatum qui a peu de chances d'être entendu, mais l'artiste authentique a le devoir de le dire en dépit de tout, fût-ce dans un dernier souffle, d'un dernier râle. Le monde, nous disent Ezzeddine Gannoun et Leila Toubel, n'en a pas pour longtemps si les hommes continuent de s'entretuer, si l'injustice et l'exploitation persistent, si la raison du plus fort reste encore la meilleure. C'est à l'image de ce mur du décor qui menace ruine et qui finira par s'écrouler sur les vivants et sur les morts. Pour tout dire, « Akher Sa'aa » est la répétition de cette apocalypse annoncée. C'est une pièce extrêmement physique, et tous les mouvements auxquels elle donne lieu décrivent des êtres fébriles qui tentent de se débattre, qui s'efforcent d'agir mais qui butent toujours sur un quelconque écran inhibiteur. Nejma, elle, dépense toute son énergie dans une lutte inégale contre l'arbitraire. A la fin de la pièce, elle semble s'abandonner à son sort et tout son corps s'enroule autour de lui-même dans une posture qui peut se lire aussi comme l'expression d'une insoumission ! Ne refusait-elle pas auparavant qu'on étende son cadavre après sa mort ? Ainsi recroquevillée, elle oppose à la mort, c'est-à-dire à l'effacement, à la pétrification, une dure carapace de rebelle qui tient à sa liberté et à sa dignité plus qu'à sa vie ! Quelques griefs Nous aurions aimé, en effet, que les auteurs de la pièce ne cèdent pas à la dérision systématique en s'attaquant aux travers de notre monde. Ils auraient pu nous épargner la raillerie gratuite sur la faute de prononciation relative à un verset du Coran. Une telle séquence est à notre avis contradictoire avec l'esprit de tolérance auquel la pièce appelle au second degré. Nous nous demandons par ailleurs si les nombreuses répliques plus ou moins longues énoncées dans la langue de Molière se justifient toutes sur le plan dramatique et esthétique. On a l'impression d'autre part que, par moments, l'auteur du texte s'adonne à un étalage de savoir inutile et à des jeux de mots trop faciles. La pièce nous paraît en plus embrasser trop de sujets à la fois sans que la transition entre eux ne soit naturelle. Dans les éléments du décor, il manquait peut-être une pendule pour minuter le sursis accordé aux personnages et conférer plus de force dramatique aux différents tableaux de la pièce. Les effets de lumières sont très réussis même si les poursuites furent parfois légèrement décalées par rapport aux mouvements des acteurs. Le faciès émacié de Leila Toubel et son excessive minceur l'ont beaucoup aidée à camper le rôle de Nejma, l'enterrée-vivante. Oussama Kochkar (Ali) et Bahram Aloui (le fiancé) ont répandu la fraîcheur et la jeunesse sur la scène ; Rym Hamrouni était faite pour son rôle de femme traditionnelle docile et quelque peu niaise. Mais Bahri Rahali nous a semblé moins convaincant que les autres, tant au niveau de son physique, plutôt neutre, que de son jeu parfois stéréotypé. Concernant le texte, il est très poétique et il n'était nullement nécessaire d'y insérer les quelques vers déclamés par Leila Toubal sur le destin tragique des Palestiniens. D'autant plus que, quelques séquences auparavant, l'auteur avait raillé les slogans de soutien lancés par les manifestants antisionistes. On ne peut tout de même pas se permettre ce que l'on interdit aux autres, ni se considérer plus sincère qu'autrui dans la solidarité avec les damnés de la Terre! C'est à chacun son moyen d'expression pour défendre le droit des peuples à l'autodétermination et à l'indépendance. Nonobstant ces quelques faiblesses somme toute surmontables, la pièce est une réussite incontestable et le public l'a confirmé jeudi, vendredi et samedi derniers, en revenant toujours nombreux applaudir les acteurs, le metteur en scène, l'auteur et les techniciens du Théâtre El Hamra.