Par Abdelhamid Gmati La liberté d'expression est certainement le principal acquis de la révolution. Les Tunisiens l'ont saisie et ils se sont exprimés, sur divers modes et sous diverses formes : ils ont parlé, crié, hurlé, chanté, écrit ; ils ont manifesté, fait des grèves, des sit-in et même des occupations de bureaux, d'entreprises, de routes. Ils ont dit leurs revendications, leurs demandes, leurs exigences et exprimé leur opposition, leur ras-le-bol. Ils ont usé de pancartes, de banderoles et lancé des « dégage». Il y eut, bien entendu, des excès, des effets négatifs mais on pouvait comprendre qu'il fallait mettre un terme à des décennies de silence imposé. Et cela continue et cela continuera. Cependant, aussi légitime que soit l'expression, elle doit obéir à des règles qu'imposent la loi, le civisme, le respect de soi et des autres, les usages démocratiques. Et s'exprimer ne veut pas dire agresser, ni verbalement ni encore moins physiquement. Ce qui s'est passé lundi dernier à Sidi Bouzid est le parfait exemple de ce qu'il ne faut pas faire. La célébration du deuxième anniversaire du déclenchement de la révolution était une belle occasion pour fêter et rendre hommage aux habitants de cette région, les premiers à hurler leur ras-le-bol de la dictature et à en payer un tribut bien lourd. Et de fait, plusieurs manifestations politiques, sociales et culturelles étaient prévues. Le président de la République, le président de la Constituante et divers responsables et personnalités ont voulu y participer. Les uns de bonne foi, d'autres dans des buts électoralistes, populistes ou récupérateurs. Peu importe, pourvu qu'il y ait consensus et harmonie. Là aussi, chacun a voulu s'exprimer, les responsables par des discours, d'autres par des revendications. Et c'est là que cela a dégénéré. Passe encore qu'on crie «dégage» aux deux représentants de l'Etat, ou qu'on lance vers la tribune des tomates, des oignons (on le fait bien au théâtre pour exprimer son mécontentement) ; mais il est inadmissible ni tolérable qu'on se mette à leur jeter des pierres. Car jeter des pierres est une agression grave. Que vise-t-on par ce geste ? Une lapidation ? C'est-à-dire littéralement « tuer à coups de pierres » ? Il est difficile de croire que les manifestants aient voulu délibérément blesser d'honorables personnages. De l'inconscience ? Allons donc, tout le monde et même les enfants savent qu'une pierre, comme tout projectile, qu'elle soit importée ou locale, fait des dégâts qui peuvent être graves. Le géant Goliath n'a-t-il pas été terrassé par une pierre ? La lapidation n'a-t-elle pas été utilisée (encore de nos jours dans certaines contrées) pour punir et mettre à mort ? Ces actes ne peuvent être pardonnés. D'autant que cela s'était déjà produit ailleurs avec comme cible des agents de l'ordre ou des adversaires politiques. Cela dit, il faudrait s'interroger sur l'absence d'un cordon sécuritaire malgré la présence, en grand nombre, des forces de l'ordre. Et on doit s'interroger sur « l'inconscience » des deux présidents qui n'ont pas tenu compte de ce qui s'était passé ailleurs, la violence politique étant devenue omniprésente. Ne leur a-t-on pas dit le ras-le-bol de la population? Les manifestants dans plusieurs villes et localités avaient les mêmes revendications socioéconomiques et exprimaient leur mécontentement. Que la Troïka, au pouvoir, continue à faire la politique de l'autruche, et à accuser ses adversaires politiques de fomenter des troubles, ne change rien à la réalité. La population ne voit aucun changement depuis la révolution et en impute la responsabilité aux gouvernants. De plus, les deux hauts responsables n'ont rien apporté de concret se contentant de promesses et appelant à la patience. Ces discours toujours répétés ne sont plus acceptés. Comment peut-on demander à la population de patienter lorsqu'elle apprend les salaires et les avantages pharamineux que s'octroient les gouvernants ? Dire à un chômeur de Sidi Bouzid ou d'ailleurs, de Siliana, Gafsa, Tataouine, Le Kef ou Kasserine, de patienter et de se serrer encore plus la ceinture, alors qu'il sait que le président de la République s'est octroyé à vie un salaire de 30.000 dinars mensuels, que le président de la Constituante touche plus de 8.000 dinars, que sa vice-présidente bénéficie de l'équivalent de 10.700 dinars en euros, que les ministres ne révèlent pas le montant de leurs émoluments, que l'on veut distribuer des centaines de milliers de dinars à d'ex-détenus pour des actes terroristes, relève de l'utopie et de la démagogie. Et en attendant, les actions proclamées par le gouvernement ne donnent rien de concret et le quotidien des Tunisiens ne s'améliore pas. Et c'est eux qui le disent et l'expriment. Mais tout cela ne saurait légitimer la violence, d'où qu'elle vienne. Outre ses implications et ses conséquences désastreuses sur la situation nationale, elle ternit l'image du pays à l'étranger ; ce qui n'est pas de nature à encourager les investissements et les partenariats, nationaux et internationaux, dont a tellement besoin notre économie. Cette éradication de la violence, c'est aussi l'affaire du gouvernement qui ne semble pas vouloir y mettre un terme.