Par Hmida Ben Romdhane Près de deux siècles avant l'effondrement de l'Empire ottoman, et alors que celui-ci étendait son influence sur tout le monde arabe et une bonne partie des Balkans, l'islam turc, déjà libéral, était devenu plus ouvert encore en introduisant des réformettes inspirées de la philosophie des Lumières. On peut dire que cet islam libéral turc avait constitué un terrain favorable pour les réformateurs arabes du XIXe siècle dont Kheireddine en Tunisie et Rifaat Tahtaoui en Egypte qui avaient tenté d'imposer la version éclairée de l'islam, tout en la conciliant avec les valeurs universelles. Grâce à la nature libérale de l'islam turc, Mustafa Kemal Atatürk n'avait pas rencontré de difficultés particulières pour imposer la laïcité de l'Etat qui devait combler au début du XXe siècle le vide politique laissé par l'effondrement de l'Empire ottoman à l'issue de la Première Guerre mondiale. Près de 90 ans après sa création, la laïcité est toujours profondément ancrée dans l'Etat turc et dans ses structures, et la victoire électorale du parti islamiste AKP du Premier ministre Tayyip Erdogan n'a en rien affecté cette réalité. Mieux encore, le Premier ministre turc fait du «prosélytisme laïc», si l'on peut dire, auprès des partis islamiques qui ont accédé au pouvoir à la faveur des profonds changements politiques intervenus depuis janvier 2011 dans certains pays arabes, comme en Tunisie et en Egypte. Neuf mois après la chute de Moubarak, le Premier ministre Tayyip Erdogan effectua sa première visite en Egypte. A cette occasion, il a tenté de convaincre les Frères musulmans égyptiens des «bienfaits» de la laïcité étatique, ce qui n'a pas été tout à fait du goût des responsables du parti islamiste Liberté et Justice. Son vice-président, Issam Al Iryane, a décliné poliment cette «offre» turque de laïcisation de l'Etat égyptien, laissant entendre qu'il y a même une rivalité régionale entre les deux pays musulmans : «Notre parti», a affirmé Issam Al Iryane, «accueille M. Erdogan en tant que leader proéminent, mais ne pense pas que la Turquie est en mesure de diriger seule la région ou de façonner son avenir». Il est tout à fait possible, et même très probable qu'au cours de sa visite il y a quelques mois en Tunisie, et aussi au cours de la visite du président du gouvernement Hamadi Jebali lundi dernier en Turquie, le Premier ministre Tayyip Erdogan a peut-être fait l'éloge de la laïcité de l'Etat et tenté de convaincre ses hôtes de ses bienfaits. De toute évidence, en Egypte, comme en Tunisie, les islamistes au pouvoir ont choisi une autre voie, la voie d'un islam politique beaucoup moins tolérant, beaucoup moins libéral et beaucoup moins ouvert que l'islam politique version turque. Il est dans l'intérêt bien compris de la Turquie de faire adopter sa version «soft» de l'islam politique par les islamistes tunisiens et égyptiens. Mais, jusqu'à présent, la Turquie n'a pas réussi à exporter son modèle islamique parfaitement réconcilié avec la laïcité ni en Tunisie, ni en Egypte. Mais cela ne devrait pas affecter outre-mesure les relations tuniso-turques basées essentiellement sur les échanges commerciaux. Le nombre d'hommes d'affaires turcs qui ont accompagné Erdogan en Tunisie et d'hommes d'affaires tunisiens qui ont accompagné Jebali en Turquie prouve que les relations entre Tunis et Ankara se sont développées moins sur des considérations diplomatiques et stratégiques que sur des besoins mutuels d'investissements et d'échanges commerciaux. Au niveau des relations turco-égyptiennes, ces considérations mercantiles sont sans doute présentes. Mais, côté turc surtout, il y a autre chose bien plus important. Depuis Atatürk jusqu'à l'accession des islamistes au pouvoir, c'est-à-dire pendant plus de 80 ans, la Turquie, qui fait assumer aux Arabes une part de responsabilité dans l'effondrement de l'Empire ottoman, a tourné le dos à ses voisins et s'est arrimé politiquement, économiquement et militairement au camp occidental. L'arrivée du parti islamiste au pouvoir a provoqué une révision de ce choix. La diplomatie turque a, depuis, ressenti le besoin de replonger dans son environnement géographique et d'y jouer un rôle qui soit à la mesure de son poids démographique et économique. Toutefois, elle s'est trouvée aussitôt confrontée à deux «obstacles» qui entravent son redéploiement régional : l'Irak et la Syrie. Grâce à la guerre de George Bush, l'Irak s'est retrouvé dans le giron iranien et donc rétif à toute influence turque. La Syrie, de son côté, est depuis des décennies un allié stratégique de Téhéran. Cela explique l'engagement massif de la Turquie auprès de l'opposition armée syrienne et son désir ardent de voir le régime de Bachar Al Assad remplacé par un autre qui briserait le lien stratégique entre Téhéran et Damas. L'urgence stratégique pour Ankara maintenant est non seulement de peser sur l'issue de la guerre civile en Syrie et d'avoir un «pied-à-terre» à Damas, mais de faire en sorte que l'Egypte soit un allié dans ce calcul stratégique plutôt qu'un rival. Ankara semble compter sur les besoins économiques immenses de l'Egypte pour gagner de l'influence auprès des Frères musulmans égyptiens, mais ceux-ci ont aussi leurs propres calculs stratégiques consistant à donner à leur pays un rôle régional proportionnel à son poids démographique. Les « Frères » en Egypte n'ont d'autre choix que de mettre en veilleuse pour l'instant leurs propres calculs stratégiques, le temps d'asseoir leur domination sur l'Etat et sur les secteurs névralgiques du pays. Mais la forte résistance qu'ils rencontrent à l'intérieur du pays et les énormes difficultés économiques sont des obstacles réels à la volonté affichée des Frères musulmans égyptiens de jouer un rôle au-delà de leurs frontières. Consciente de ces obstacles qui limitent la liberté de mouvement des islamistes égyptiens, la diplomatie turque tentera sans doute de les traduire en avantages non seulement pour avoir, le moment venu, moins de rivaux en Syrie, mais plus d'influence en Egypte.