Une réalité irreversible. Le projet de loi de protection de la révolution est controversé. Des experts reconnus et crédibles mènent à son encontre une charge très critique dès l'annonce de son ébauche. La société civile et une bonne partie de la population tunisienne ne sont pas en reste. Ils y voient, tous, un véritable châtiment collectif et une confiscation arbitraire des droits citoyens. En plus de son incompatibilité radicale avec les principes des droits et libertés compris dans le préambule de la future Constitution tunisienne. Samedi dernier, une table ronde tenue à la faculté des Sciences juridiques était une nouvelle occasion pour constater, de fait, cette controverse aiguë entre les défenseurs dudit projet et ses contradicteurs. Organisée par l'Association de recherches sur la transition démocratique, dont le président est professeur Yadh Ben Achour, la rencontre tenue à la faculté des Sciences juridiques a vu le déploiement d'un panel de politiques, de constituants, de juristes. Egalement des victimes de l'ancien régime ont tenu à apporter leurs témoignages sur la question, étant directement concernées. Les arguments des deux parties opposées présentés par les intervenants devant un amphithéâtre archicomble, relevaient des registres politique, juridique, éthique et même procédural. Les uns prônaient l'instauration d'une justice transitionnelle et les outils d'un Etat de droit avant de procéder aux jugements des présumés « coupables ». Les autres estimaient que « les bourreaux » des Tunisiens doivent être privés d'emblée d'exercer leurs droits civils pour un certain temps. Casser l'ancien régime Dans cette optique, Kalthoum Badreddine, constituante nahdhaouie et présidente de la commission de la législation générale, a précisé que ce projet sera présenté à la commission qu'elle préside pour être débattu et validé. L'élue a ajouté que ce texte, tout en essayant de se départir de tout esprit revanchard, se doit de sauvegarder l'âme de la révolution et la mémoire des martyrs. Ajoutons à ce niveau que ce projet de loi organique sur la «fortification de la révolution» encore appelé «loi de l'exclusion» par les autres, s'il est validé par la commission, passera en plénière pour débat et vote à la majorité simple. A 109 voix, le texte sera donc adopté. Sana Ben Achour, professeur à la faculté des Sciences juridiques et présidente d'association, a considéré dans son intervention, en s'adressant nommément à Sahbi Atig, qu'il aurait fallu d'abord mettre en place une justice transitionnelle, et «casser l'ancien régime», au lieu de changer les personnes et entretenir les mêmes méthodes. Si les prises de position étaient, de part et d'autre, tranchées, une troisième file avait adopté cette posture plutôt conciliante. A l'instar de Lobna Jeribi. Tout en précisant qu'au sein de son parti Ettakatol les sanctions collectives sont condamnées et le respect des chartes internationales y est de rigueur. Elle a ajouté cependant que le projet dans sa mouture actuelle est rejeté, mais les personnes ayant fauté envers les Tunisiens doivent être impérativement jugées, considère-t-elle. Tous dans le même sac Pour sa part, Hatem Mrad, professeur de science politique, a déclaré que les politiques de mémoire sont nécessaires, mais pas n'importe comment. Il considère qu'en Tunisie cette loi d'exclusion se veut une vengeance collective, radicale, sans distinction, contre toute l'ancienne classe politique, mise ainsi dans le même sac : les mauvais, les moins mauvais et les bons. Selon professeur Mrad, cette loi est davantage une loi de calcul politique. Puisque la loi d'exclusion est sortie juste au moment où Nida Tounès, analyse-t-il, devient menaçant dans les sondages, où la chute des alliés d'Ennahdha, CPR et Ettakatol, est devenue spectaculaire, et où les difficultés politiques, économiques et sociales sont devenues insurmontables pour la majorité, tranche-t-il. Avant de conclure que dans un Etat de droit et en démocratie, le citoyen a le droit de participer au débat et à la vie politique, tant qu'il n'a pas porté atteinte aux droits d'autrui. C'est le juge qui exclut selon la loi, nuance-t-il, la politique, elle, cherche à construire et à intégrer. L'aspect juridique a été traité par le constitutionnaliste Amin Mahfoudh qui précise dans son intervention que ce projet de loi s'oppose d'emblée avec les articles du Préambule: l'article 3 édictant que le peuple est souverain, or ce projet de loi, explique-t-il, réduit la souverainainté du peuple, « e n'est pas au législateur dans un régime démocratique de réduire la souveraineté du peuple, il faut laisser aux électeurs le droit de faire leur choix» avance-t-il. Ce projet de loi est en porte-à-faux avec l'article 6, explique encore l'expert, « l'Etat garantit les libertés publiques et les droits de l'homme », or ce projet de loi, et encore une fois, porte atteinte à plusieurs libertés publiques. Professeur Mahfoudh a par ailleurs répondu à Sahbi Atig et Khalthoum Badreddine qui ont précisé que la Convention de Venise, cet organe consultatif du Conseil de l'Europe, ayant un rôle essentiel dans l'adoption de constitutions conformément au patrimoine constitutionnel, a validé le projet de loi. L'intervenant a déclaré fermement, que «la Convention de Venise n'a jamais toléré ce genre de législation qui priverait les individus d'exercer des fonctions électives». Un nom à cette révolution Professeur Mahfoudh a par ailleurs revendiqué un nom et une identité à la révolution. Est-ce une révolution pour la démocratie ou pour l'autoritarisme, s'interroge-t-il. En ajoutant qu'en l'absence d'une cour constitutionnelle qui contrôle l'ensemble du processus, il est arbiraire de procéder à la promulguation de telles lois qui portent atteinte aux droits des citoyens. A présent, il est plus utile de dépasser le stade de la phase révolutionnaire, conclut-il, pour commencer la construction. Finalement, instaurer un Etat de droit est un vœu cher au peuple tunisien. Le défi est de construire une démocratie, dans laquelle une « artillerie » juridique est en mesure de protéger les droits et libertés des citoyens. Tout est là. Maintenant si l'on cherche des exemples édifiants que l'histoire a retenus, Nelson Mandela, après 27ans d'incarcération n'a pas cherché à se venger. Il a acquis une stature internationale. De même que plusieurs pays qui ont fait leur révolution, comme la Pologne et la Hongrie, les lois d'exclusion y ont été adoptées après l'adoption de nouvelles constitutions démocratiques. Il est donc prématuré, antidémocratique, contraire à toutes les valeurs, et dangereux de punir à tour de bras, même au nom d'un idéal ultime. On ajoutera que les rcdistes et ceux considérés comme les caciques de l'ancien régime ne se retrouvent pas seulement dans les rangs de l'opposition, et les exemples ne manquent pas.