Il n'y a manifestement rien à faire contre les créateurs tunisiens ; ils respirent, vivent et s'épanouissent de culture. Par conséquent, toute tentative de bannissement de leur ‘‘oxygène'', par des agressions directes ou par des actions et des mesures évidentes ou sinueuses, serait vouée à un échec cuisant. En dehors des rétrospectives que c'est une tradition pour de nombreux journaux de faire en fin de chaque année, en vue de revenir sur les moments forts, faibles ou tristes (comme la perte d'artistes) des douze mois écoulés, la culture s'est très rarement invitée à un examen d'évaluation car, même médiocre, le bilan est toujours un appel à l'amélioration. Mais ce n'est pas le cas aujourd'hui. Si nous consacrons cette page aux deux dernières années ayant suivi la chute de l'ancien régime, c'est moins pour célébrer la date du 14 janvier que pour apprécier à leur juste valeur les efforts déployés, parfois dans la douleur, afin de faire en sorte que les acquis culturels du pays, brimés lors de certains rendez-vous (lire l'article d'Asma Drissi), soient préservés et ne plient pas sous l'effet de la menace ou de l'intimidation. Contre toute attente, et alors que la révolution tunisienne de 2011 était supposée être un affranchissement total de l'ensemble des formes culturelles et artistiques dans le pays (cinéma, théâtre, littérature, etc.), une autre culture, pour le moins obtuse, s'était peu à peu installée, à dessein d'étouffer dans l'œuf toute velléité créative, une culture qu'on ne peut ne pas qualifier d'anti-culturelle. C'est d'autant plus frustrant que certaines voix, longtemps bâillonnées et opprimées sous l'ancien régime, avaient cru enfin venu le moment de rattraper le temps «gâché» et de s'exprimer librement, sans l'ombre d'une censure (voir l'article de Meysem Marrouki). Non, hélas ! Ce nouvel esprit sclérosé et rétrograde entendait tout bonnement bannir la culture des Tunisiens, soudain jugée scélérate et hérétique, voire païenne et triviale. Comme si l'Etat moderne, fondé il y a 56 ans par Bourguiba, portait dans son projet des germes antireligieux ; comme si les piliers de l'islam étaient touchés ou menacés dans leur fondement ; comme si – à cause du cinéma, du théâtre et des arts plastiques – la foi même des Tunisiens était altérée ou risquait de l'être. Mais voilà : à tant brandir – perfidement! – l'étendard de l'islam pour imposer un nouveau style de vie, c'est l'islam même que, dans la foulée, on a insulté et souillé dans son expression la plus éloquente : n'a-t-on pas brûlé le Livre saint lorsqu'on a profané le mausolée d'Essayda El Mannoubbya ? Or, ce crime-là n'était pas l'œuvre de quelque cinéaste américain ou caricaturiste tchèque, mais celle de Tunisiens tellement ‘‘jaloux'' pour l'islam qu'ils ont incendié le Coran des Croyants. Ils n'arrêtent pas de nous couvrir de honte ces faux dévots ! Et alors ?... Et alors, contre mauvais traitements, les hommes de culture se sont fait une carapace d'acier. Et une volonté à toute épreuve ! Une culture de défis... On voudrait commencer, même si ce n'est pas dans l'ordre chronologique des événements, par le geste de Mahmoud Chelbi, animateur de la galerie d'art El Teatro, qui, en écho à l'incident d'El Ebdellya, organisait au mois de juillet 2012 une exposition de groupe à l'intitulé, on ne pouvait plus clair : « L'Art toujours là ». Volteface, contre-attaque, riposte téméraire ou résistance acharnée, toujours est-il que l'intention s'exprimait par un défi : nous sommes encore là, nous ne baissons pas les bras, et surtout pas les pinceaux ! Sinon, dans l'ordre ou pas, le secteur privé n'a point lâché du lest ni obtempéré aux intimidations des ennemis de la liberté. Première tête dure : ‘‘Dream city''. Une première édition en 2010, une deuxième en 2011, et une troisième (à Tunis comme à Sfax) en 2012, soit régulièrement de fin septembre à début octobre. Comme l'écrivait à juste titre Asma Drissi dans son introduction, «Il fallait bien deux rêveurs (Salma et Sofiène Ouissi) pour concevoir et réaliser un projet aussi fou que Dream city». Fou, car la manifestation (arts vivants, arts visuels, arts numériques, musique...) avait pour théâtre... l'espace public, soit au cœur de la Médina. Et advienne que pourra, semblaient dire les organisateurs. Mine de rien, révolution ou pas, les Journées de la danse contemporaine au Mad'Art de Carthage tenaient leur 2e édition du 21 février au 10 mars 2011. Comme si de rien n'était. Ou peut-être que les Journées ne voyaient pas encore venir la menace islamiste. Vingt jours de danse, il fallait le faire ! S'inscrivant en plein dans la révolution tunisienne, le Festival de la... révolution de Rgueb, à Sidi Bouzid, rééditait pour la seconde fois sa manifestation du 23 au 25 mars 2012. Sous le titre «Pour qu'on n'oublie pas», l'événement proposait musique, théâtre, cinéma, forums scientifiques et expos sur l'histoire de la région. Arrivait ensuite «Doc à Tunis» dans sa 7e édition s'étalant du 25 au 30 avril 2012, et ce, à la...barbe des barbus. Suivi, lui, de Fifak, le Festival international du film amateur de Kélibia, dans sa 27e édition proposée du 26 août au 1er septembre 2012. Et Hichem Ben Ammar, encore une tête dure, de récidiver avec son « Douz Doc Days », ou Les caravanes documentaires, dont il réitérait l'édition du 26 au 30 décembre 2012, la première ayant eu lieu en 2011. Et enfin, «Les plateformes des Arts méditerranéens» dans leur 3e édition du 7 au 15 décembre 2012 à Tunis, la première s'étant déroulée en 2010 à Damas (Syrie) et la seconde à Vitry-sur-scène (France) en 2011. Les trois complices sont le Syrien Ramzi Choukaier, le Français Gérard Astor, et le Tunisien Ezzedine Gannoun. Comme vous l'aurez compris : il n'y a manifestement rien à faire contre les créateurs tunisiens ; ils respirent, vivent et s'épanouissent de culture. Par conséquent, toute tentative de bannissement de leur ‘‘oxygène'', par des agressions directes ou par des actions et mesures sinueuses, serait vouée à un échec cuisant. Et une culture de résistance Côté public, le ministère de la Culture n'était pas en reste. Il a même fait preuve de résistance louable. Les principales manifestations ont été maintenues en tout cas. A commencer par les festivals d'été, particulièrement ceux de Carthage (qui a drainé, certaines soirées, un public fort nombreux) et de Hammamet (qui a connu un certain succès). Mais aussi les Journées théâtrales de Carthage, bien à leur rendez-vous, soit du 6 au 13 janvier 2012. Idem pour les Journées cinématographiques de Carthage qui, à quelque fausse note près, ont honoré leur parole, et ce, du 16 au 24 novembre 2012. Seule la Foire du Livre qui, après une éclipse plus ou moins compréhensible en 2011, est revenue l'année dernière (du 2 au 11 novembre 2012) pour répandre déceptions et frustrations au rang des adultes comme des jeunes. Mais comme c'est dit plus haut, l'intention, ici, n'est pas de dresser un bilan. Mais de réaliser avec bonheur que, malgré tout, la culture est toujours là. Imperturbable et inflexible.