Venant de la gare du TGM, je m'attarde quelques instants du côté des pylônes quadrangulaires de l'échangeur qui mène vers l'autoroute du sud, ou ramène vers la capitale et le Grand-Tunis. C'est un lieu de passage obstrué, en permanence, par les voitures et les camions de transport de marchandises venant du port de La Goulette ou d'ailleurs. C'est surtout un axe très pollué et qui, ajouté à la grisaille de ce grand «machin» en béton, indispose, d'habitude, autant les piétons que les conducteurs qui font leur ola à coups de klaxons répétés et assourdissants. Je dis bien «d'habitude» car, depuis la révolution, quelque chose a pourtant changé dans ces pylônes devenus aussi de véritables supports d'œuvres d'artistes-peintres qui s'en sont donné à cœur joie durant quelques mois. Les quatre faces des charpentes de cet échangeur ont ainsi été mises à la disposition des artistes (par la mairie de Tunis) qui les ont couvertes de peintures et d'inscriptions, sublimant notre petite-grande révolution jusqu'à l'extase. Tous les styles et les techniques l'ont célébrée, à travers des œuvres de circonstance. Cela a eu, comme premier effet, de rendre la circulation plus fluide et moins nerveuse, ces images ainsi ordonnées, captant tous les regards, comme s'il s'agissait d'une véritable mostra à l'air libre. En plus de la mise en sourdine du grand chahut habituel : celui provoqué par les klaxons stridents des routiers, des petites cylindrées caquetant comme les animaux de basse-cour, ou les pizzicati dus aux sifflets des agents de la circulation... Ainsi, venant de la gare du TGM —pas plus tard que la semaine dernière—, je me suis donc attardé quelques instants du côté de ces pylônes et, que vois-je? La plupart de ces peintures, émouvantes à plus d'un titre, recouvertes par des affiches sauvages comme si l'on avait voulu, en cachant ces sources spontanées de la création, répudier l'art pictural lui-même. L'espace ainsi obstrué par des mains assassines, pour dissiper tant d'œuvres d'ailleurs signées de mains de maîtres «es-l'art dans la rue», œuvres qui portent l'éclat de la lumière révolutionnaire, du feu de la passion, tout cela devenu invisible, travesti par le mensonge et même la haine de voir cette belle jeunesse créative se mettre au diapason de notre époque. L'espace vidé de sa substance, le temps vide, le silence enfin comme pour nous spécifier que cette révolution, a quelque chose de manqué ou de raté... Mais rien ne peut retenir ou enfermer tant d'élans créateurs surtout en ces temps de destruction, de profanations des lieux de culte comme ceux de la culture, elle-même. J'ai alors regardé ces images de plus près et je me suis souvenu, en lacérant un bout d'affiche, de Paul Klee et de sa fameuse trouvaille en Tunisie : «l'art rend visible». Même caché, comme dans ces conditions, l'art nous rend présent au monde, une véritable école du regard. Et comme le soulignait Paul Cézanne à propos du support lui-même : «La matière n'est pas qu'en surface, elle est toute en profondeur». Observez bien ces pylônes peints et saccagés à leur tour. Ce n'est pas une mince affaire aussi...