Par Mhamed Gaieb* L'annonce surprise faite, mercredi dernier, par le chef du gouvernement, M. Hamadi Jebali, de sa décision de former un gouvernement de technocrates indépendants qui n'appartiennent à aucun parti politique, et qui ne se présenteront pas aux prochaines élections, y compris lui-même, a fait l'effet d'une bombe dans le paysage politique en Tunisie. Même s'il a été éclipsé, médiatiquement parlant, par le crime odieux de Chokri Belaïd, cette annonce, courageuse et sage, était très attendue par l'opinion publique, depuis des mois, pour sortir le pays de la zone de grandes turbulences qu'il traverse. Il est clair que M. Jebali, mis au pied du mur par l'échec des négociations avec les partis de l'opposition, résultant de l'attitude intransigeante du parti Ennahdha et de son Conseil de la choura, et réalisant les dangers d'un tel blocage pour le pays, surtout après l'assassinat de Chokri Belaïd, a jugé nécessaire d'assumer ses responsabilités pleinement, et de donner libre cours à ce que lui dictait sa conscience. Ce qui est à son honneur. Mais ce faisant, a-t-il bien réfléchi à sa décision ? En homme politique expérimenté, n'a-t-il pas sous-estimé la réaction de son parti, et surtout celle de ses faucons aux griffes acérées, qui ont maintenu mordicus et jusqu'à la dernière minute, que le pouvoir doit rester entre les mains de ce parti, y compris les ministères régaliens ? En lançant ce défi à son propre parti, ne prenait-il pas de gros risques en mettant sa carrière politique en jeu ? A-t-il pensé aux aspects juridiques de cette décision, à savoir s'il a le droit ou pas de dissoudre un gouvernement et d'en former un autre, à la lumière des dispositions de la petite Constitution qui régit les relations entre les pouvoirs publics, et s'il pouvait court-circuiter l'Assemblée constituante ? Tout laisse croire que le chef du gouvernement, sans consulter personne comme il l'a dit, a agi, spontanément, par ce que lui a dicté sa conscience, dans l'intérêt du pays. Il a voulu, peut-être, créer un choc psychologique. Un geste courageux, digne d'un grand homme politique. Mais, sur le plan pratique, cette décision a-t-elle des chances de voir le jour, ou restera-t-elle un vœu pieux ? C'est ce que nous verrons dans les jours à venir. A en juger par les premières réactions spontanées du parti islamiste, la sortie de l'auberge ne semble pas pour demain. En effet, le porte-parole d'Ennahdha a annoncé que la proposition de M. Jebali ne reçoit pas l'agrément de son parti. Plus encore, un autre responsable nahdhaoui a aussi déclaré que M. Jebali n'a pas les prérogatives de dissoudre son gouvernement et d'en former un autre sans passer par l'Assemblée constituante. Tout ce qu'il peut faire, a-t-il ajouté, c'est démissionner, et dans ce cas, Ennahdha pourrait charger quelqu'un d'autre de former un nouveau gouvernement. Tout laisse croire qu'Ennahdha n'a pas l'intention de lâcher du lest, se prévalant de sa légitimité électorale. Il est aussi clair que la décision de M. Jebali de se passer des alliés de son parti dans le prochain gouvernement a sonné le glas de la Troïka. La réaction d'un responsable du parti CPR à la proposition de M. Jebali est sans équivoque. Elle rejette l'idée d'un gouvernement de technocrates qui les écarte du pouvoir. Quant à Ettakattol, sa réaction est ambiguë. Un vrai pavé dans la mare des partis au pouvoir ! Que nous réserve le futur immédiat ? Ennahdha va-t-elle s'entêter et camper sur ses positions fermes, écarter M. Jebali et confier à un de ces faucons, genre M. Mohamed Ben Salem, qu'elle préparait à assumer la charge de coordinateur du gouvernement dans le prochain cabinet, la responsabilité de former un nouveau gouvernement, majoritairement nahdhaoui? Si c'était le cas, comment réagiraient les partis d'opposition, la société civile et le peuple tunisien ? Un scénario cauchemardesque qui mènerait le pays droit vers le chaos. Comme dirait un vieux proverbe, quand la faucille est coincée dans la jarre, il faut ou casser la jarre ou briser la faucille. Pourvu que la raison prévale de tous les côtés et que l'intérêt du pays soit au-dessus de tout, et que nous n'ayons pas à payer très cher notre sortie de cette crise néfaste. (*)Ancien cadre des Nations unies