Par Sihem Bensedrine «Dans nos traditions, les femmes rentrent au foyer à la tombée de la nuit et ne vont pas traîner dans des soirées avec des étrangers!», crie Khaled à la figure de Zohra Ladgham, en jetant les clés de la voiture sur son majestueux bureau d'ambassadeur, refusant de la conduire à la réception organisée par ses pairs et à laquelle l'oblige son statut. Oui c'est ainsi que s'adressait le chauffeur affecté au service de l'ambassadrice de Tunisie en Finlande à sa chef depuis trois mois; depuis qu'elle avait été nommée à ce poste en tant que chargée d'affaires et reçu ses lettres de créances du président de la République. Trois longs mois. Ses rapports à l'administration centrale des Affaires étrangères restent lettre morte. Aucune réponse claire pour sanctionner le chauffeur rebelle, ou plutôt le chauffeur tuteur, car c'est bien de tutelle sur les «femelles» qu'il s'agit. Pour ce repris de justice recyclé en salafiste, arrivé quelques années plus tôt en Europe par Lampedusa et à qui la révolution a offert une chance d'un travail régulier à l'ambassade de Tunisie à Helsinki, la place des femmes se trouve à la maison et sûrement pas à la tête d'une représentation diplomatique ; il le dit haut et fort: «Je n'accepterais jamais de servir sous les ordres d'une femelle !» ; la conséquence : ce n'est pas à lui de partir, mais à elle de «dégager» ! Et c'est ce qu'il réussit à faire un certain 26 février 2013. De guerre lasse, l'administration finit par réagir et autoriser l'ambassadrice à mettre fin à ses fonctions en prenant soin de respecter les formalités exigées par la législation finlandaise, car il avait été recruté en local. C'était trois semaines avant l'incident. Ce fameux mardi 26, Madame Zohra Ladgham, une diplomate âgée de 55 ans qui a servi 25 ans dans la diplomatie et qui avait souffert du gel de sa carrière durant la dictature, invite à dîner un Tunisien de passage à Helsinki ; sans surprise, le chauffeur refuse de la conduire, mais il la suit au restaurant où elle dîne avec son invité pour l'espionner avec deux de ses acolytes qui ont décidé de faire la chasse aux «mécréants». Il est 9 heures du soir, ils ont fini de dîner ; l'ambassadrice demande à son invité de la précéder dans la voiture, le temps de passer à la salle de bain du restaurant une dizaine de minutes, des minutes où une cabale va se monter et sa carrière va se jouer. Dès qu'il monte dans la voiture et s'assoit sur le siège passager, trois énergumènes se mettent à tournoyer autour de la voiture et à ricaner en le provoquant, c'est Khaled le chauffeur et ses deux amis salafistes. Il s'énerve, descend de la voiture et les apostrophe sur ce qu'ils recherchent ainsi ; l'un d'eux se charge de le filmer et d'appeler la police au prétexte qu'il est saoul et qu'il est en train de les agresser tandis que les autres continuent de le provoquer. La police arrive en 2 minutes, le chauffeur se présente comme étant celui de l'ambassade et prétend que cet étranger est en train de conduire la voiture, en état d'ébriété, et d'agresser les passants, alors que la voiture n'a pas encore bougé de son lieu de stationnement. L'invité tunisien ne sait pas parler le finnois, ni l'anglais ; les policiers ne comprennent rien à ce qu'il dit en français, alors que les assaillants ont tout le loisir de raconter leurs salades en finnois. Sur ces entrefaites, Zohra Ladgham arrive, elle tente une explication... en vain. Le ton est monté et, pour calmer les choses, les policiers veulent emmener le Tunisien au poste pour un alcootest. Celui-ci accepte, étant sobre et n'ayant rien pris comme boissons alcoolisées. Le test est effectué, il est négatif. On lui demande de revenir le lendemain matin pour prendre le rapport le concernant. A dix heures du soir, des vidéos affirmant que la police a arrêté l'ambassadrice pour conduite en état d'ébriété circulent sur les réseaux sociaux. Le MAE, Rafik Abdessalem, est saisi de l'affaire dans sa version polar, montée de toutes pièces par le chauffeur, et décide immédiatement de sanctionner LA coupable. Car il ne peut y en avoir qu'une. L'ambassadrice est nécessairement dans son tort, car elle ne doit pas être soupçonnée, comme Pompeia Sulla, la femme de Caesar.Cette affaire révèle de sérieux dysfonctionnements et pose de nombreuses interrogations. A peine quelques heures après l'incident, la sanction de limoger l'ambassadrice tombe comme un couperet, par le ministre lui-même, avant de procéder à une quelconque vérification des faits, ni même d'interroger la concernée sur sa version des faits. Le secrétaire d'Etat aux affaires européennes, qui n'est pas du même parti que son ministre, se solidarise avec lui et déclare aux médias que la décision a été motivée par un rapport de la police finlandaise, alors que la police finlandaise n'avait pas encore rédigé de rapport et que de toutes les façons, il ne concerne en rien l'ambassadrice qui n'a eu affaire à eux à aucun moment, mais plutôt son invité. La célérité de la sanction de l'ambassadrice est à mettre en parallèle avec la lenteur à sanctionner la rébellion du chauffeur. On ne peut pas ne pas y déceler une misogynie qui prévaut actuellement dans le secteur de la diplomatie, faisant pendant au féminisme d'Etat brandi sous l'ancien régime. Vingt quatre heures plus tard, le MAE change de version et déclare, par la bouche de son secrétaire d'Etat, qu'il s'agit simplement d'un rappel pour enquête relatif à l'usage d'une voiture de fonction par une personne étrangère au service, et en aucun cas d'une décision de fin de fonction pour «manquement à ses obligations», alors que madame Ladgham a bien reçu un télégramme de «fin de fonctions» et que celui qui a monté toute cette mise en scène catastrophique pour l'image de la Tunisie n'a encore rien reçu. Coller des affaires de mœurs aux femmes, c'est la chose la plus banale ; elle nous rappelle les sombres années de la dictature. Les défenseures de droits humains ont payé un lourd tribut ; est-ce le tour des diplomates ? Et demain, toute femme leader peut-être ? L'honneur perdu, même injustement, est toujours difficile à retrouver, et la réparation n'est jamais à la hauteur du mal accompli. Avec le gouvernement issu des urnes, la diplomatie tunisienne, qui regorge pourtant de ressources féminines, a vu très peu de femmes à la tête de nos missions à l'étranger.Aujourd'hui, elles ne sont que DEUX :Zohra Ladgham à Helsinki et Fatma Omrani à Stockholm ; qui plus est, elles n'ont même pas le titre d'ambassadrices, elles sont chargées d'affaires. Jusqu'à nouvel ordre, c'est le président de la République qui accrédite le corps diplomatique. Avant sa prise de fonction, Moncef Marzouki était défenseur des droits humains ! Est-on en train de passer de l'ère du féminisme d'Etat à celle de la misogynie d'Etat ?