La manifestation d'hier, célébrant le quarantième jour de l'assassinat de Chokri Balaïd, est on ne peut plus éloquente. N'en doutons guère : Chokri Belaïd est devenu le martyr de tout un peuple, l'emblème d'une nation. En lui se résument désormais les peurs et les espérances des Tunisiens. N'en déplaise à ceux qui l'ont tué. Et qui, après sa mort, n'en finissent pas de le calomnier, de souiller sa mémoire, de répandre des histoires ignominieuses à son encontre. Quarante jours après l'assassinat de Chokri Belaïd, le mystère demeure. On n'a pas avancé d'un iota dans l'enquête depuis la conférence de presse donnée par M. Ali Laarayedh fin février. Une conférence de presse controversée et décriée par le juge d'instruction même chargé de l'enquête. Les informations les plus folles circulent. Sous le manteau, de bouche à oreille, via radio ficus. On dit ceci, on dit cela. Les gens veulent la vérité, ils ne reçoivent que les échos du mutisme. Et pourtant, l'assassinat de Chokri Belaïd a été en quelque sorte bavard. Il a laissé beaucoup de traces, beaucoup de commencement de preuves, de témoignages. Les pistes convergent vers une direction politique, via le faisceau d'indices. Les pièces du puzzle se précisent. On connaît au moins l'identité du tueur. Certains de ses complices dans le forfait fatal en cette brumeuse matinée du 6 février 2013 ont été arrêtés. Il s'agit bien d'un crime politique terroriste se basant sur un réseau du crime organisé. Pourtant, ce qui a été révélé jusqu'ici se confine dans une partie infime du crime. On focalise sur les complices de l'exécuteur. Et on élude la dimension politique, terroriste et froidement organisée du crime proprement dit. En d'autres termes, on focalise sur un des plusieurs doigts qui ont appuyé sur la gâchette. Et on étouffe les têtes pensantes, la partie politique incriminée, le réseau criminel et ses étendues. Cela fait grincer des dents. La mort de Chokri Belaïd est à plusieurs égards bloquante et frustrante. Au-delà de ce que représentait le personnage — figure de proue de la gauche historique —, le travail de deuil n'a pas été accompli. Les Tunisiens focalisent sur le crime. Ils ne peuvent avancer sans que la vérité ne soit révélée. Le pays risque d'ailleurs de s'en retrouver cassé en deux. Irrémédiablement. Par ailleurs, l'assassinat de Chokri Belaïd ressemble à celui de Farhat Hached. Dans la portée historique s'entend. Le martyre de l'illustre syndicaliste tué par les forces coloniales en 1952 avait contribué à l'irruption de l'Indépendance en 1956 et à l'édification d'une république à forte connotation sociale. L'assassinat de Chokri Belaïd mobilise les Tunisiens, toutes couches sociales confondues. Ils ont pour dénominateur commun le choix des valeurs de la République civile et démocratique. Ils récusent la violence à tous vents, l'isolationnisme politique, identitaire et idéologique, les obscurantismes. En cela, la mort de Chokri Belaïd s'avère contreproductive pour ses assassins et les commanditaires de ce crime politique. Loin de disparaître, la voix de Chokri Belaïd est devenue, paradoxalement, assourdissante. Au grand dam de ses tueurs. La mobilisation massive d'hier a révélé la ferme volonté des Tunisiens d'aller jusqu'au bout de la vérité, si choquante soit-elle. Parce qu'il n'est guère exclu que la mise au jour de la vérité soit aussi bouleversante que l'assassinat proprement dit. On a assassiné Chokri Belaïd. Depuis, l'escadron de la mort ne chôme point. Les menaces de mort pleuvent. On s'avise d'assassiner la liberté. Et le mutisme officiel traduit l'assassinat de la vérité.