Le mariage tardif est un phénomène qui inquiète certains d'entre nous. Dans ce contexte difficile, on aurait tendance à penser que les jeunes se marient de plus en plus tard pour des raisons économiques. En réalité, les raisons sont plus profondes que cela et, dans certains cas, elles couvent un mal-être, lié à la pression sociale. L'âge au premier mariage a beaucoup augmenté en Tunisie au cours du XXe siècle. Selon une étude de Zahia Ouadah-Bedidi et al, publiée en 2012 (*), basée sur des données d'enquêtes et des mariages enregistrés à l'état civil, l'âge au premier mariage des femmes est passé de 24 ans en 1970 à plus de 28 ans en 1990, pour se stabiliser cette dernière décennie aux alentours de 30 ans. Les causes de ce changement sont multiples, et ne sont pas forcément liées au climat instable que traverse le pays ces deux dernières années. L'augmentation de l'âge au premier mariage peut être considérée comme un indicateur d'évolution des mœurs, qui est un processus lent. L'élévation du niveau d'instruction de la population et le changement du statut de la femme depuis l'Indépendance sont deux facteurs qui ont certainement leur influence dans ce processus. Le fait que les Tunisiens se marient de plus en plus tard est une tendance des cinquante, voire soixante dernières années. Une tendance qui n'est plus aujourd'hui à l'augmentation de l'âge au premier mariage mais à sa stabilisation. Pourtant, on continue à s'en inquiéter, notamment au sein d'une certaine frange politique, qui utilise ce phénomène comme argument pour la promotion d'un projet de société favorable à l'augmentation de la natalité. Mais en fait, que pensent les principaux concernés à ce sujet ? L'âge idéal de mariage Pour Amel, 28 ans, 30 ans est un âge raisonnable pour se marier. «Il faut prendre le temps d'avoir de l'expérience et juger si la personne qu'on a choisie est vraiment la bonne. Se marier trop rapidement et trop tôt peut engendrer des divorces et c'est ce que je constate autour de moi», explique la jeune femme. Son célibat est un choix et elle entend bien prendre son temps avant de s'engager. «Je préfère être seule que mal accompagnée», affirme-t-elle. Pour Raouf, 28 ans, il n'y a pas d'âge pour se marier du moment qu'on est assez responsable et qu'on a suffisamment de moyens. «J'attribue une grande importance aux conditions matérielles. Il faut avoir le jackpot pour foncer. J'étais idéaliste. Je pensais qu'un couple pouvait se marier à condition d'avoir une maison et un lit pour dormir et que tout le reste se construisait à deux, petit à petit. Mais tout ça n'est pas vrai », confie-t-il. L'expérience a appris à Raouf que la société pouvait avoir une grande influence sur le couple. Que même s'il rencontrait une femme qui accepte de vivre dans des conditions modestes, ils subiraient tous les deux les remarques destructrices de la famille et des proches. « Il y a des gens qui prennent un crédit pour le mariage et même pour le voyage de noces. Cela est contre mes principes, je ne veux pas commencer ma vie dans le négatif financièrement», dit-il. En attendant le « jackpot», Raouf s'interdit d'avoir des relations amoureuses avec des femmes même s'il y en a qui lui plaisent. Il apparaît ici que ce qui pose problème aujourd'hui, ce n'est pas tant le recul de l'âge de mariage que l'intolérance de la société à l'égard de certains aspects. Le poids de la société A quoi aspire la jeunesse au fond si ce n'est de vivre... «Je veux fonder une famille, bien gagner ma vie, être proche de ma famille, de mes amis. Mes ambitions ne sont pas extraordinaires. Ce sont des ambitions que tout le monde peut avoir. Je veux bien vivre, c'est tout», confie Néjib, 30 ans. Le jeune homme a été fiancé à deux reprises, mais les deux tentatives se sont soldées par un échec. Il pensait et espérait que l'amour viendrait avec le temps, mais l'amour ne venait jamais. «Peut-être que c'est de ma faute si ça ne marche pas, je ne tombe pas amoureux facilement ». Néjib ne fréquente pas beaucoup de monde et a peu d'amis. Il n'a jamais eu de relation amoureuse et n'est pas sûr d'avoir été amoureux auparavant. La culture, la religion et les institutions politiques de la société tunisienne ont une influence plus ou moins importante sur le comportement des jeunes. Plusieurs sont ceux qui renoncent ou qui ne conçoivent pas avoir une vie amoureuse avant le mariage. Expérience qui serait pourtant essentielle dans la construction d'une vie à deux et d'une façon plus générale, dans le développement de soi, même s'il est difficile parfois d'assumer des choix ou d'adopter un mode de vie qui va à l'encontre de ce qui se fait, de ce qui est tolérable. «Quand on a des mœurs ou une vie intime, consciente et choisie, qui ne convient pas aux règles d'un pays, on devient des marginaux», confie Meysem, 38 ans. Son célibat est lié à un choix sexuel qui ne lui permet pas de se marier. Le mariage «tardif» n'est pas un problème. La détresse de la jeunesse, oui. Il semble que dans cette détresse, deux facteurs y jouent un grand rôle. Le manque de confiance en soi et le manque de liberté qui empêche de vivre des expériences permettant de mieux se connaître, d'aller à la rencontre des autres et de renouer avec ses profondes aspirations. Peut-être faudra-t-il attendre plusieurs décennies avant que les mentalités ne changent et que le contexte socioéconomique ne devienne plus clément. Mais demain, ce sera encore une nouvelle réalité, avec de nouvelles attentes et besoins. Et on continuera là aussi à jongler entre ce qui peut se faire et ce qu'on a envie de faire. Note : Tous les noms ont été changés, à la demande des témoins (*)Z. Ouadah-Bedidi et al., Population et Sociétés, n° 486, Ined, février 2012