Depuis deux ans et quelques poussières, la vie devient de plus en plus insupportable et la pagaille s'installe progressivement. Dangereusement. Nous ne sommes presque plus responsables de notre Destin. Ce destin tant loué, revendiqué par le poète Chebbi qui nous avait appris, à travers une phrase lapidaire, à le forcer pour vivre, mieux vivre, endosser, assumer totalement cette responsabilité historique. Notre destin nous échappe-t-il aujourd'hui, à ce point ? Et allons-nous vers la mort sociale du pays, maintenant que ces valeurs, auxquelles nous tenions— auxquelles nous tenons encore —, commencent à se déstabiliser, s'effriter ? Cette maison-Tunisie que nous aimons, celle de la tendresse et du respect, mais, aussi, avec ceux de tous les pays libres qui savent que cette maison est la leur et qu'ils doivent la défendre à leur tour ? Nous devons conjuguer nos efforts contre les dangers qui nous assaillent de partout. Ceux des oiseaux de mauvais augure, drôles d'oiseaux de malheur qui misent sur la barbarie, qui veulent éteindre notre soleil et noircir le ciel bleu de la Tunisie. Nous ne marcherons pas dans leur ornière car, s'ils veulent nous perdre, ils se perdront tout seuls, dans le gouffre qu'ils auront creusé de leurs propres mains. Des mains sales, assurément, et qui, pour instaurer, installer — avec leur djihadisme de la néantisation — la mort sociale du pays, se sont mis à liquider physiquement des citoyens de valeur, au nom d'une vision étriquée de l'Islam. Je relis Les Conquérents, roman d'André Malraux des années quarante, du siècle dernier. C'est vrai que l'histoire se répète à propos du jeu (de hasard) dont certains faux héros, installés, aujourd'hui, dans nos murs, tentent le tout pour le tout : de réinstaller une forme de dictature encore plus violente que la précédente. Et on le voit bien, depuis le début, ce jeu (du je narcissique et d'une laideur répugnante) de la roulette (russe), la partie où ils se tueront s'ils perdent. Ceux-là n'ont pas un cœur d'homme et ils cherchent toujours à tricher. Oui, la Tunisie est devenue le règne de la triche, de l'ignoble triche, à visage découvert, même. On ne se gêne plus. On trompe avec arrogance et l'on sait que l'on se trompe, pourtant. Malraux déclare, en ce sens, que l'«on peut se tromper tant que l'on veut», «mais pas indéfiniment. Surtout pas au jeu de la vie», surtout quand il s'agit de celle des autres. Comptez le nombre de morts depuis la révolution du 14 janvier 2011! Tous ces martyrs dont on ne veut même pas reconnaître la dignité pour avoir péri pour la juste cause. Ceux qui nous ont légué leurs rêves et leurs espoirs. Ceux qui n'ont pas respiré à fond leur jeunesse, qui sont comme racines des ronces et qui n'ont pas goûté à la vie et à cette «écume des jours» qui rythme notre existence. Mais les oiseaux de malheur qui assaillent maintenant nos villes et nos campagnes, nos champs de blé et nos montagnes, il faut leur dire qu'ils ont la paille mais pas le grain. Et encore Malraux que je cite à ce propos, —il parle des écrivains de la triche, mais c'est tout comme, dans le contexte actuel de notre pays— concernant le vocable de «paille», ceci: «Il y a une paille dans ce qu'ils ont écrit (ou dit) et cette paille, c'est quelque chose comme le remords». Et de préciser : «Un vrai remords (...) c'est un sentiment contre soi-même, un sentiment qui ne peut naître que d'un acte grave —et les actes graves ne se commettent pas par hasard...—». Attendons voir ce que nous dira le cours des événements.