Il est indispensable de convenir de la nécessité de l'art dans sa manière de dénoncer les oppressions politiques et le pouvoir dans tous ses états de terreur. D'Ivan le terrible, le tsar russe, film du cinéaste Einstein, Le dictateur de Charlie Chaplin, à Caligula, l'empereur romain, d'Albert Camus et Macbeth de Shakespeare, le cinéma comme le théâtre et même les autres expressions artistiques ont constamment relevé la vénalité du pouvoir qui pervertit l'humain. On a aussi toujours redouté les voix résistantes et tenaces du 4e art et de son pouvoir de déjouer le mécanisme tyrannique de la dictature. Cette capacité-là est perçue, grâce à la nouvelle création de Mounir Argui, Arrahib(*) produite par le Théâtre National et dont la première a été donnée le 25 avril à la salle Le 4e Art, qui nous conduit, avec enchantement dans le décor et l'univers de l'Ifriqiya de l'ancienne Tunisie. Après Antigone, écrite par feu Samir Ayadi, Ibrahim II est la deuxième pièce mise en scène par Mounir Argui dans le genre du théâtre classique. Force est de considérer que les thèmes des tragédies constituent une trame universelle par excellence. En effet, la tragédie met en scène une peinture des passions et de ce que Racine nommait fureur. Retour du théâtre classique Le déroulement de l'intrigue est le suivant : de prime abord, on voit le héros, Ibrahim, pourvu de valeurs et de qualités nobles. Entouré de saillants dignitaires de Kairouan qui veulent le persuader de prendre les rênes, Ibrahim se trouve dans une situation fâcheuse et repousse cette proposition qui le contraint à arracher la place à son neveu. Ces dignitaires qui montrent leur confiance aveugle et leur foi en la personne loyale, dévouée et sincère qu'est Ibrahim, réussissent la rude mission quand ce dernier se résigne à son sort. Renversement de situation : un héros qui court à sa perte, le bonheur cède la place au bonheur et la terreur se substitue au calme initial. Ibrahim s'avère un héros tragique par excellence! La morale nous est parvenue avec toute la délicatesse théâtrale. En effet, l'être humain est toujours séduit par le pouvoir, une fois il s'en empare, une fois on attise ses tendances aux abus, une fois on renforce son césarisme. L'être devient barbare, dépouillé de tout sentiment humain, imbu d'une folle démesure. Cependant, dans cette pièce, Ibrahim n'a pu que satisfaire le désir des autres, même s'il a accompli, jusqu'à la dernière goutte de sang humain qui palpite dans son cœur, la soif d'exterminer toute personne qui l'approche ou se détourne de lui. Oscar Wilde notait bien qu'«Il y a deux tragédies dans la vie : l'une est de ne pas satisfaire son désir et l'autre de le satisfaire» Avec cette pièce tirée de l'histoire ancestrale, il convient de noter que la catharsis chère à Aristote est d'une modernité succulente. Dans la situation actuelle de la Tunisie, particulièrement après la chute du régime de Ben Ali, le choix de ce genre de théâtre est symbolique. C'est pour cela que le metteur en scène a choisi de monter cette pièce, écrite par Abdelkader Ltifi, ici et maintenant. Ce choix contribue à actualiser la purgation des passions, en aidant le spectateur tunisien à se libérer de ses angoisses et de ses frustrations. S'identifiant à ce genre de théâtre où le destin est suprême, le spectateur se trouve devant une purification morale qui le délivre de tout sentiment escamoté. Une saison éternelle en enfer... D'ailleurs, on a bien senti dans la salle cet effet-là, à la fin du spectacle. S'ajoute à cette interaction tacite, un petit clin d'œil à notre présent, ce qui a provoqué les rires et les applaudissements des spectateurs. Le premier émir de la dynastie des Aghlabides, qui a régné sur l'Ifriqiya, est très connu pour ses conquêtes et les réalisations qu'il a accomplies dans la ville de Kairouan. Cependant, le passé noir de ce souverain a été raturé. Seules les œuvres artistiques sont capables de mettre à nu les régimes des empereurs terribles. Dans cette pièce, l'émir fait avancer la machine infernale crescendo : il commence par massacrer son neveu et ses compagnons. Ensuite, il n'hésite pas à tuer férocement tous ceux qui ont soutenu son ascension dans le pouvoir. Aussi, dans les coulisses du pouvoir, voit-on la sottise et l'hypocrisie des uns, la fidélité et la loyauté des autres. Sans crier gare, ce carnassier, campé par Béchir Ghariani, le comédien au talent indéniable, déchiquète tous ceux qui sont susceptibles de manifester le moindre reproche à l'égard de son trône. Ce héros est l'auteur de son propre malheur; il a mis en scène sa propre déchéance, décoré son château de murs sanglants, porté le costume le plus noir afin d'exhiber les ténèbres du pouvoir : il fut acteur et spectateur de sa propre tragédie. «Pour qui sonne le glas?» La chute se prépare et s'installe. Egaré dans ses cauchemars, noyé dans sa folie, rongé par le remords, l'émir est perçu dans l'ironie et le cynisme absurdes. La dérision est bien présente : le clownesque devient la toge comique de la tragédie et le ridicule miroir reflète un roi qui sombre dans le rejet de l'abnégation des siens et de la négation de leur amour. Le Bassin des Aghlabides, siège de son gouvernement, devenu l'écueil des massacres du souverain, sera désormais le bassin qui bercera son possesseur dans un vide morbide et mortuaire. A la fin du spectacle, on voit le héros éthéré, dans une transparence terrible, portant un blanc qui en fait un mort-vivant et le dénude de toute humanité. En somme, cette pièce, qui nous rend témoins de l'histoire de la Tunisie particulièrement à travers les costumes prolixes et frappants, est un témoignage de récits tragiques d'acteurs et de héros titanesques. Et là c'est Napoléon Bonaparte qui nous enseigne que « la tragédie échauffe l'âme, élève le cœur, peut et doit créer des héros». (*) Arrahib. Texte : Abdelkader Ltifi. Mise en scène : Mounir Argui. Dramaturgie : Hamdi Hemaidi. Interprétation : Halima Daoud, Béchir Ghariani, Slah Msaddek, Jamal Madani, Faouzia Thabet, Naouress Chaâbane, Abir Smidi, Mohamed Jriji, Chiheb Choubail, Moncef Ajingui, Nader Bel Aïd, Habib Ghezal, Fethi Miled, Jihed Hafedh, Zlait Yahyaoui, Mohamed Hédi Mejri et Saber Jendoubi.