Les différends incubés par l'ancien régime de Ben Ali entre avocats et magistrats persistent encore après la révolution. En effet, et en dépit de la métamorphose du pays, notamment avec une grande marge de liberté acquise dans tous les domaines, les malentendus et les préjugés marquent toujours les relations entre les deux corps. Les accusations et les préjugés qui ont été exploités pour garder et renforcer la fracture entre deux acteurs principaux de la sphère judiciaire n'ont pas été dépassés et ont refait surface dernièrement avec la querelle qui a mis face à face l'Ordre des avocats de Tunisie et le Syndicat des magistrats tunisiens (SMT). C'est sur fond de disputes au Tribunal de première instance de Béja entre des magistrats et des avocats, dont la dernière en date a donné lieu à la convocation d'un avocat pour comparaître devant le juge d'instruction, que les deux structures se sont livrées à une série d'accusations et de grèves. Restant sur la défensive, les deux structures représentant les deux professions ont aggravé la situation et c'est une réelle crise qui s'installe dans cette sphère où tout le monde appelle à l'indépendance du système judiciaire, sans pour autant être dans une logique de solidarité... Une première grève observée le 21 mai dernier par les magistrats dans le gouvernorat de Béjà pour protester «contre les agressions commises par certains avocats sur les magistrats», comme l'a indiqué le SMT, qui a jugé lesdites agressions d'attentatoires à la déontologie judiciaire. La riposte n'a pas tardé et l'Ordre des avocats de Tunisie a, pour sa part, lancé une grève dans tous les tribunaux du pays le 23 mai en guise de protestation contre les accusations du Syndicat des magistrats tunisiens qui, d'après l'Ordre, «viennent porter atteinte à la profession d'avocat». Défaut d'une vision commune Restant, lui aussi, sur la défensive, l'Ordre des avocats a dénoncé la multiplication des convocations des avocats pour comparaître devant le juge d'instruction, précisant que c'est une violation des dispositions du décret-loi 2011-79 organisant la profession d'avocat. Devant cette «querelle», le ministère de la Justice avait fait savoir, le 23 mai, sa préoccupation quant à la tournure que prend ce conflit tout en appelant les différentes parties à prendre en considération l'intérêt supérieur du pays et en réitérant son attachement à l'indépendance de la justice et de ses structures représentatives. Dans ce sens, le ministère a insisté sur l'importance du dialogue pour arriver à bout des litiges entre les deux structures. Le jour même, le bâtonnier Chawki Tabib a appelé tous les intervenants dans le secteur de la magistrature et en particulier les magistrats à respecter les accords conclus entre les structures communes qui, selon lui, demeurent les seuls espaces pour régler tous les problèmes. Pour sa part, Raoudha Laâbidi, secrétaire générale du SMT, a appelé, dans un communiqué du SMT publié le 29 mai, à sécuriser les tribunaux et à traiter avec sérieux les menaces reçues par les magistrats. «La situation dans laquelle se trouve le pouvoir judiciaire, avec nombre de magistrats révoqués et des juges agressés dans et hors des tribunaux et désignés à la vindicte, est créée dans le but d'impliquer la justice dans les querelles politiques et de domestiquer le pouvoir judiciaire», a-t-elle déclaré. Une déclaration qui confirme l'autre. Les deux structures ne semblent pas s'être résignées à imposer le dialogue, du moins entre elles, pour trouver une issue à cette crise de communication mais qui cache derrière elle des différends d'envergure. Un lourd héritage Faisant remarquer la profondeur des différends entre les deux structures, Ahmed Rahmouni, président de l'Observatoire de l'Indépendance de la Justice, qualifie ces tensions entre avocats et magistrats de «traditionnelles», tout en indiquant qu'après les grèves, la situation est restée inchangée. «C'est une crise profonde. Même le traitement du ministère, depuis l'avènement de la révolution, ne reflète pas une vision profonde de cette question, alors qu'il existe une relation organique entre la justice et le ministère de tutelle puisque c'est le parquet qui dispose des prérogatives d'organisation interne de l'administration judiciaire, notamment des tribunaux. Les différends existants sont l'héritage de l'ancien régime qui a tout fait pour garder une certaine rupture dans les relations entre les magistrats et les avocats afin d'éviter la constitution d'une force de pression. Il voulait garder le pouvoir judiciaire dépendant du pouvoir exécutif», explique Rahmouni. D'après lui, le discours des deux parties est resté corporatiste loin d'une vision commune des solutions qui pourraient résoudre les différends existants et pousser vers l'indépendance tant recherchée. «Le défaut d'une culture participative et d'une vision commune des structures, notamment le SMT et l'ordre des avocats, empire la situation. Les malentendus persistent concernant l'image des deux métiers; l'un est vu comme un pouvoir se vantant comme autoritaire et l'autre est perçu en tant que source de gains. Le projet de loi de l'ordre des avocats concernant l'organisation du métier d'avocat de 2011 avait aggravé la situation. On avait une certaine solidarité, même si elle est individuelle suite à la crise de 2005 entre le Conseil supérieur de magistrature et l'Ordre national des avocats qui a connu une solidarité de la part de l'Association des magistrats tunisiens avec les avocats, à cette époque. La crise de 2005, celle de 2011 et celle de l'instance provisoire de la justice démontrent bel et bien que c'est une crise institutionnelle», a-t-il enchaîné. Institutionnaliser le débat D'autre part, Rahmouni a relevé le phénomène de la violence perpétrée à l'encontre des magistrats qu'il a qualifiée d'inhérente à la situation générale du pays et au changement de la nature du contentieux. Selon lui, la justice est devenue une cible et les menaces dont il est l'objet sont réelles. Comme solutions à cette crise qui frappe le secteur de la justice, il a proposé d'instaurer un débat entre les différents corps de métiers qui font partie de la sphère judiciaire ainsi que les structures représentatives de ces métiers. Il a ajouté : «L'objectif est d'institutionnaliser les relations pour que ce ne soit pas restreint lors des crises pour aller débattre toutes les questions qui découlent de l'exercice des différents métiers qui interfèrent dans cette sphère. Dans ce sens, nous avons relancé il y a quelques mois la structure d'assistance juridique au sein de l'observatoire. Cette structure, vise à relancer des relations interprofessionnelles. A travers des commissions communes au sein de cette structure on pourra discuter des diverses fonctions en exercice et leurs problèmes pour avoir une vision commune. Nous avons une vingtaine de fonctions juridiques et judiciaires en Tunisie qui n'ont aucune relation institutionnelle entre elles. Nous voulons instaurer un réseau rassemblant les professionnels avant d'entamer des sujets comme le cadre juridique, la formation juridique et judiciaire ou le droit des médias. Actuellement, il y a une interactivité de plusieurs professionnels, huissiers, conseillers fiscaux, magistrats, avocats, cadres sécuritaires et autres, mais à titre personnel, il reste à intégrer les structures dont on a parlé». Cette crise de vision du secteur de la justice ne peut que cacher des pratiques peu respectueuses de la déontologie où interfèrent plusieurs intérêts, que certains professionnels et experts pointent du doigt. Retour donc à la case départ avec cette indépendance des instances judiciaires dans ses différentes péripéties...