C'est dans le cadre de la promotion de son livre Passion arabe qui vient de paraître chez Gallimard, que Gilles Kepel a donné une conférence vendredi 14 juin, en milieu d'après-midi, dans l'imposant édifice de la Bibliothèque nationale, située au centre de la capitale. Invité par la jeune fondation Averroès, en partenariat avec l'Institut français, le spécialiste du monde arabe a atterri à Tunis, après s'être rendu dans certaines capitales arabes, à l'instar de Casablanca, en mai dernier. Et c'est en bras de chemise et cravate desserrée, la chaleur de la salle étant suffocante, que le politologue livre ses impressions sur les révolutions arabes. «Nous ne pouvons pas ouvrir la climatisation dans les établissements publics avant le 15 juin», s'excuse Kamel Gaha, directeur de la Bibliothèque nationale, et hôte de la rencontre. Attiré par le thème central du livre, «les révolutions arabes ont-elles été trahies ?», mais également par cet orientaliste moderne, ayant à son actif plus de quatre décennies d'étude sur le monde arabe, le public est venu nombreux. On a pu y remarquer quelques députés, des universitaires, des étudiants, et certaines grandes figures, à l'instar des juristes Yadh Ben Achour et Ghazi Gheraïri. Des trente-cinq voyages effectués ces deux dernières années, huit sont consacrés à la Tunisie des villes et des campagnes. En sillonnant le pays, l'ancien professeur de Science Po Paris a pu rencontrer des dirigeants politiques, des chefs de partis, des hommes et des femmes ordinaires. Rached Ghannouchi, Moncef Marzouki, en passant par Abou Yadh, chef du groupe salafiste Ansar Echaria, figurent en tête de liste de l'échantillon prospecté. C'est le fruit d'enquêtes sur terrain, de ses observations, et à travers les témoignages recueillis et recoupés, que l'auteur partage avec un auditoire attentif ses analyses déclinées dans le livre à la première personne du singulier. Des analyses faites de constats et de questionnements, et d'une expérience sensible et mouvante, la sienne et celle des personnes approchées, plutôt que d'opinions figées. «Je me méfie des théories explicatives immédiates», a-t-il annoncé d'emblée. Le mythe fondateur démystifié Il s'est dit surpris, «comme tout le monde d'ailleurs», de la déflagration révolutionnaire qui a éclaté dans le monde arabe, et que la révolution éclate dans ce petit pays, la Tunisie, qu'on avait presque oublié, «écrabouillé sous la férule de son président». Et non pas en Egypte. Pour reconstruire rétrospectivement l'acte révolutionnaire, Gilles Kepel a puisé dans le concept du mythe fondateur. Mettant en lumière la première étincelle de la révolution tunisienne, et son héros, qui ne s'appelle pas Mohamed mais Tarek Bouazizi, et qui n'est pas non plus diplômé chômeur converti en vendeur ambulant. Pour la petite histoire, c'est au bout de trois mois que des Tunisiens ont tôt fait de démystifier le mythe. Les enseignes portant le nom du héros contesté ont été vandalisées aussitôt mises. Tout comme la version de l'histoire qui fait de lui un héros injustement puni et humilié par la représentante d'un régime répressif, Farida Hamdi. Quoi qu'il en soit, Bouazizi restera, à l'instar de beaucoup de Tunisiens qui se sont immolés par le feu, le détonateur du processus révolutionnaire, qui a fini par avoir raison d'un régime vieillissant, prédateur et répressif. Les enjeux nationaux l'ont emporté Cette situation qui a précipité la chute des régimes en Tunisie, en Egypte et en Libye, ne se reproduit pas ni au Bahreïn, ni au Yémen, ni en Syrie, qui s'enlise dans la guerre civile, fait remarquer le conférencier. Parce qu'en Tunisie, les enjeux nationaux l'emportent sur les enjeux régionaux ou mêmes internationaux; «quoi qu'il se passe à Sidi Bouzid ou à la cité Ettadhamen, cela ne va pas faire exploser le prix de l'essence à la pompe à New York. La marge de latitude est beaucoup plus grande dans les pays des révolutions, et non perçue comme une menace sur l'équilibre politique de la région», détaille-t-il encore. Pour ce qui est de la prise de pouvoir par les islamistes en Tunisie et en Egypte, le spécialiste l'explique ainsi : «Les frères disposent, outre des moyens du Qatar et du tam tam d'Al Jazira», d'une organisation extrêmement structurée, construite depuis 80 ans, dans le cas de l'Egypte. Le réseau de solidarité financière qui gérait les familles des incarcérés fait office d'Etat dans l'Etat. L'Etat des Frères gérait toutes les faillites de l'éducation, de la santé, des transports et de la prévoyance sociale de l'Etat institutionnel. En plus du fait que les Frères bénéficiaient de l'aura des martyrs après les longues décennies de répression qu'ils avaient subies sous les différents régimes. Ainsi, résume-t-il, pour construire leurs processus électoraux, et l'emporter dans les urnes, les islamistes se sont basés à la fois sur une organisation bien rodée, mais également sur le procédé de la victimisation. Gilles Kepel a évoqué également le désenchantement qui frappe, pour l'heure, le monde occidental, après l'enthousiasme généralisé qui a suivi les premiers mois des révolutions arabes. Et «la maladie intellectuellement transmissible du choc des civilisations de Samuel Huntington a repris de l'ampleur», ironise-t-il. «Il n'y a rien à faire avec les Arabes», dit-on ici et là, ajoute-t-il encore. Nous aurons le temps de revenir sur certains points plus en détail, dans le cadre de l'interview que Gilles Kepel a accordée à La Presse. Toutefois, et au total, on a passé un moment intéressant, car Kepel est une personnalité très médiatisée, qui a derrière elle une longue carrière pionnière, et qui est considérée comme une autorité dans son domaine. Mais il faut dire que dans les domaines de l'étude scientifique, de l'islam politique et de la théologie musulmane, l'école tunisienne est décidément très en avance sur son homologue française. Mohamed Charfi, Abdelamajid Charfi, Ali Mezghani, Yadh Ben Achour, Hammadi Redissi, Chérif Ferjani, des noms d'une liste qui est loin d'être exhaustive. Lisez et écoutez.