Un voyage peut en cacher un autre. Cela semble bien être l'objet du livre Les voyages botaniques de Desfontaines dans les régences de Tunis et d'Alger, contenant une partie des notes de lecture de ce botaniste français (1750-1833) lors d'une expédition qui avait pour objet d'explorer la richesse naturelle de ces régions. Loin de s'attarder sur le but principal du voyage de Desfontaines, qu'il a étalé dans des livres dont Flores des Atlas, cet ouvrage est un témoignage de valeur sur ce qu'était le Maghreb au XVIIIe siècle. Il développe en outre une comparaison entre sa culture propre et celle qu'il vient découvrir. Un regard, parmi d'autres, qui servira plus tard d'alibi à la politique coloniale. 1783, la France traverse son «Siècle des Lumières», sous le règne de Louis XVI. En Tunisie, qui répond du pouvoir de la Porte Ottomane, c'est depuis un peu plus d'un an que Hamouda Bacha est le Bey, et son beau-frère Mustapha Khodja le Premier ministre. France et Tunisie se présentent comme deux parallèles que tout a priori sépare, en commençant par la Méditerranée jusqu'aux mœurs et élans scientifiques. Les relations diplomatiques et économiques n'en sont pas moins développées. La France est dûment représentée par son consulat sur la terre de «Barbarie» (qui inclut Tunisie, Algérie et Maroc), on lui accorde le privilège exclusif de la pêche au corail «sur toutes les mers de Tunis». Cette situation de bonne entente entre les deux pays était favorisée par toutes sortes d'échanges, toutefois dans un seul sens, au même titre que les expéditions de religieux, de docteurs, de penseurs et de scientifiques dont René Louiche-Desfontaines, naturaliste et membre de l'Académie des sciences, présent en Tunisie entre 1783 et 1786 pour explorer les trésors de la faune et surtout de la flore de la région, encore inconnus des milieux botanistes européens et français. Desfontaines, un pur produit de son temps, le Siècle des Lumières, adopte, depuis son arrivée au port de La Goulette en plein mois d'août et pendant tout son séjour en Tunisie, l'approche scientifique que l'on reconnaît aujourd'hui dans les sciences humaines, apparues dans ce même siècle. Cette approche consiste à «introduire le rationalisme scientifique dans le domaine de l'homme en soumettant son comportement, individuel mais surtout social, à l'observation, à la réflexion, à la volonté d'en dégager des principes sinon des lois». Et puis, Desfontaines fait partie des hommes de science d'Europe qui ont pris depuis longtemps la relève sur les Arabes d'Andalousie, dans la polyvalence et dans l'intérêt profond pour les sciences de la vie et de la terre. Ainsi, en plus de se pencher assidûment sur sa tâche principale, herboriser en terres de «Barbarie», il ne rate aucun détail de la vie sociale, politique et économique des endroits où il met les pieds en Tunisie, que ce soit à Tunis (La Goulette, Hammam-Lif, Soliman), Bizerte, Ghar El Melh (la Porto Farina de l'époque), Zaghouan, Sfax et même le Jérid, en suivant les côtes et en ayant le privilège d'accompagner Hamouda Bacha et sa cour dans son expédition au sud du pays. Un comparatisme à tous égards Dans un style qui allie description et commentaires, Desfontaines parle de ce qu'il voit avec le plus de détails possibles, toujours en faisant la comparaison implicite entre France et Tunisie mais aussi, explicite cette fois, entre Tunisie et Algérie, avec une certaine préférence affichée pour la première. Il écrit par exemple, dans l'introduction du chapitre Population et gouvernement du pays : «Les Tunisiens, livrés au commerce et accoutumés à voir beaucoup d'étrangers de différentes nations… sont en général beaucoup moins durs et moins insolents que les Algériens». Dans ce passage, comme dans plusieurs autres, il raconte un pays ouvert, «où toutes les religions sont tolérées» et prospère «la ville de Tunis est riche et commerçante… le territoire produit en abondance des blés, des olives, des légumes, des fruits excellents… le lac et le golfe sont très poissonneux…». Dès les premières phrases, on reconnaît un souci de fidélité à la réalité, vue par son œil d'étranger, et de précision dans son entreprise. Son attention à l'égard de la nouvelle terre qu'il découvre est sans défaut. Ainsi, au moment où il pose les pieds à La Goulette et malgré un long voyage, il entreprend de faire l'état des lieux et ne manque pas de formuler des critiques. Celles-ci portent aussi bien sur l'aspect pratique de la vie, surtout en ville, que sur les habitants. Concernant le lac de Tunis, par exemple, il écrit ceci : «Il serait bien facile d'y creuser un port assez vaste pour recevoir une flotte nombreuse, mais les Tunisiens n'en ont ni le pouvoir ni la volonté». Plus loin, il les décrit comme «un peuple sans goût, sans industrie, et dont les désirs ne s'étendent guère au-delà des besoins de première nécessité». Sa description porte sur tous les aspects de la vie, religieux comme sociaux. Il s'attarde longuement sur la situation et la vie des femmes, envers lesquelles il trouve la polygamie et la réclusion injustes. Son comparatisme connaît son comble quand il dit des hommes que «les plaisirs de la société leurs sont inconnus, parce que les femmes, qui en forment le lien le plus puissant et le plus doux, en sont bannies». Les propos de Desfontaines, dont il remplit ses notes de voyage, apportent un éclairage intéressant sur cette période en Tunisie et en Algérie. Cela ne l'empêche pas d'y véhiculer l'expression de préjugés et d'un manque de tolérance et d'ouverture, qui ont souvent caractérisé les auteurs des expéditions étrangères, surtout lorsque ces dernières étaient utilisées comme moyens de se donner des arguments pour justifier l'entreprise de colonisation : derrière le peuple ignorant et sans culture — ce qui correspond en réalité à une culture différente — il y a la terre et les richesses à accaparer. Ainsi, Desfontaines a enrichi certes les connaissances humaines en matière de botanique, bon nombre de ses travaux sont encore aujourd'hui d'actualité, mais il a contribué à sa façon et indirectement à diriger les regards et les intérêts de la France d'après la Révolution vers la colonisation du Maghreb.