Tout se mélange dans ce récit époustouflant. Violence, romantisme, sexe, politique, idéologie, histoire, émotions parfois contradictoires, souvenirs enfouis jaillissant comme des éclairs dans le ciel d'une nuit chargée… Un déballage extraordinaire de souvenir parfois secrets, honteux où incestes, trahisons, adultères, homosexualité, meurtres, innocence, douceur de vivre… se bousculent au portillon de la mémoire meurtrie d'un narrateur obsédé par le détail parfois futile, mais ô combien tragique, imprégné d'un romantisme triste et nostalgique sur fond de guerre, de massacres et de déceptions. Un narrateur, qui manie avec une dextérité frôlant la magie, tour à tour confessions, descriptions minutieuses, citations d'archives sur trame d'une double biographie, celle de deux cousins (le narrateur et Omar) lié par une amitié fougueuse, sincère et pleine de complicité, qui se multiplient au fil du récit pour donner naissance à d'autres biographies aussi chargées de secrets. Biographies intimement liées au destin d'un peuple, le peuple algérien, profondément traumatisé par la violence aveugle du colonisateur, la France. Un narrateur pas comme les autres, puisqu'il s'appelle Rachid Boudjedra. Un vieux loup de mer des océans littéraires francophones, passé maître dans l'art de peindre par les mots, qui porte en lui la blessure encore béante de l'histoire de son pays et qui a sans doute voulu, à travers son tout dernier roman, dont il est question, faire la paix avec lui-même en faisant l'autopsie de la guerre d'Indépendance. Une entreprise ardue qui a sans doute partiellement échoué face à cette histoire épineuse à l'image de ces figuiers de Barbarie qui jalonnent le texte, et qui ont donné leur nom à ce roman, le 20e de Boudjedra. «Ce qui manque à la France…» Figuiers de Barbarie, arbre épineux aux ramifications interminables. Aux fruits doux et nourrissants, à l'écorce chargée de milliers de fines épines envahissantes». «Figuier» était «le mot raciste écrit l'auteur qu'on utilisait à l'époque pour désigner les Algériens ! Alors que pour nous les figuiers de Barbarie était devenus le symbole de la résistance». Résistance contre la barbarie, celle de l'armée française avec ses napalms, ses bombes au phosphore, ses tortures extrêmement sauvages, sa manipulation des chefs de la résistance grâce à des infiltrations et surtout sa… guillotine. Une barbarie toute originelle, encouragée au départ par une culture de la répression. Une culture amplifiée par des intellectuels qui se sont pourtant distingués par leurs idées de justice et droits de l'homme, tels que Victor Hugo. «Même Victor Hugo s'y était mis : Ce qui manque à la France à Alger, c'est un peu de barbarie. Les Turcs allaient plus vite, plus sûrement et plus loin ; ils savaient mieux couper les têtes». Puis encore» : Ce symbole de la civilisation (la guillotine!) arrivée à Alger (…) raillait Victor Hugo en 1842. C'est sans doute pour cela que le narrateur ne cessait d'invoquer les figuiers de Barbarie qui pour lui et les siens «symbolisaient les sentinelles qui veillaient depuis toujours sur le pays». Malgré tout, les désastres, les malheurs ; malgré le génocide !». Mais hélas que peut un figuier de Barbarie contre un coup de sabre ? Toute l'histoire de la violence française est ainsi déballée. Depuis le début de l'Occupation en 1830 et jusqu'à l'Indépendance en 1962. Une violence ayant touché même les Français qui ont choisi le camp des opprimés, tels que Fernand Yveton, le communiste, guillotiné en 1957 pour avoir placé une bombe qui n'a fait que des dégâts matériels. Rachid Boudjedra nous introduit donc dans le monde intime du narrateur et de son cousin Omar dans la perspective de débarrasser ce dernier de sa culpabilité qui a fait de lui, le brillant architecte, ancien maquisard blessé et guéri, un ivrogne et célibataire endurci. Toutes ces images, impressions, sensations, méditations, idées… se sont déroulées le temps d'un vol Alger-Constantine ayant duré juste une heure, à une date où les événements sanglants des emeutes d'octobre 1988 étaient encore frais. Voyage au cours duquel le narrateur a décidé de convaincre Omar : «J'étais décidé à en finir avec lui, à le débarrasser de ses fantômes, à le délester de son chagrin». Réussira-t-il ? Il n'en sera pas sûr : «Omar s'était-il débarrassé de ses démons au cours de ce vol durant lequel nous avons ressassé ce sentiment de culpabilité et de honte dont il souffrait(…) Je n'en étais pas très sûr». Au centre de cette séance de divan, inversée, organisée par le narrateur, un désir de comprendre. Mieux comprendre l'histoire de son pays. «De ce pays tant et tant de fois envahi, colonisé, désintégré et trahi par les autres et par les siens (…) Cette révolution qui s'est trahie dès le début (…), cette révolution qui nous a trahis, oui !». Tout autour parfois, l'extrême banalité d'un quotidien marqué par une violence sociale sournoise, basée sur l'hypocrisie, les plaisirs volés interdits ou confisqués, la haine, le mensonge… monstruosités d'une société archaïque, agonisante, croulant sous le joug de la pauvreté, du racisme, de l'ignorance, de la superstition, de la fatalité… une société profondément blessée dans son amour-propre malgré sa résistance héroïque à l'occupation française «(…) mais n'oubliez pas : une défaite est une défaite ! Il n'y a rien à faire et cela fait cent vingt ans que nous la subissons cette défaite». Paroles crues qui résonnent encore dans la tête du narrateur assénée par Si Mostafa, le grand-père d'Omar, qui aimait bien le petit narrateur et qui recommandait : «Il faut en être conscient, douloureusement conscient pour préparer l'avenir. L'insurrection est pour bientôt. Faites-moi confiance, les enfants (…)». Une «réalité falsifiée» ? Les démons d'Omar ? Il «avait un seul but dans la vie. Il tentait d'échapper à cette confusion dont il souffrait à cause de cette réalité falsifiée de ce père collabo et ce frère OAS» (Organisation de l'armée secrète-paramilitaire, extrémiste, colonialiste et terroriste-NDLR). Et tout l'effort du narrateur au cours de ce vol Alger-Constantine consistait à le convaincre que ces (ses) doutes sur la loyauté de son père et de son frère envers la mère-patrie n'ont aucune raison d'être. Donc, «le vrai problème d'Omar, c'était la disparition, pendant les premiers jours de l'Indépendance, de son plus jeune frère, Salim, dont on n'a jamais retrouvé le corps». Et le narrateur reste perplexe devant l'attitude toute figée, moulée dans la culpabilité de son cousin et ami. «Mais qu'est-ce qu'il a à souffrir comme un damné? Qu'est-ce que l'histoire de son père vaut à côté de l'assassinat de Abbane Ramdane par certains membres de l'organisation (l'Armée de libération nationale-NDLR), de l'assassinat de Ben M'hidi par l'armée française et son salaud de Bigeard (Marcel Bigeard, général français qui, en 1957, livra Larbi Ben M'hidi aux services spéciaux. Ces derniers assassinèrent ce chef de la résistance en maquillant sa mort pour en faire un suicide — NDLR), qu'est-ce que l'exécution d'Yveton (…)». Autant de crimes impardonnables relatés au gré des souvenirs parfois en survol, parfois dans les détails. Crimes de part et d'autre. Crimes parfois fratricides tels que ces assassinats de chefs de la résistance par leurs frères d'armes. Crimes commis contre les maquis communistes par la Résistance elle-même (créés à sa demande) et contre les 300 habitants de Mellouza en mai 1957. «Mais tous ces résistants qui avaient commis des crimes avaient le droit à l'erreur, à la faute», se rétracte le narrateur, «(…) parce qu'ils étaient déboussolés à cause des complots des services de renseignement de l'armée française. Mais pas seulement !». Le narrateur déchiré, traînant lui aussi un doute pathologique. Cette fois-ci plus général, moins viscéral et moins intime que son cousin. Une amertume, une douleur dont les échos se sont poursuivis jusqu'aux émeutes de 1988 au cours desquelles c'est l'armée nationale qui tire cette fois-ci sur les citoyens, ces jeunes qui en ont ras le bol. Tout au long de ce vol et sur près de 200 pages, Rachid Boudjedra a sans doute essayé de se réconcilier avec lui-même. A essayé de comprendre les raisons ayant conduit à cette «indépendance ratée», à cette histoire pré et post-indépendance qui a toujours voulu en découdre avec les intellectuels. Cet acharnement contre les communistes comme lui et son cousin. Il ne le dit pas, mais un acharnement à l'origine duquel on soupçonne l'idéologie panarabiste puis un peu plus tard l'islamisme. Des extrémismes qui se sont emparés de l'Algérie nouvelle, et qui lui ont confisqué tour à tour son destin. Figuiers de Barbarie, une œuvre riche, complexe et passionnelle. Un témoignage puissant et profond. Une position ferme contre les démons de la barbarie, quels que soient son origine et ses mobiles. Un cri pour la liberté, la libération. Les critiques ont du pain sur la planche. –––––––––––––––––––––– Les Figuiers de Barbarie, de Rachid Boudjedra, Paris, Grasset (Barzakh pour l'Algérie), 2010- 200p.