Par Khaled Tebourbi Déception : les festivals repartent «officiellement», mais les annulations se succèdent, des artistes annoncent leur retrait et les publics se font rares. On plaidait, il y a quelques jours, pour «une réaction salutaire» des arts et des spectacles en guise de réponse à la vague terroriste qui investit nos contrées, l'appel n'a manifestement pas été entendu. Pourquoi? La peur face aux troubles n'explique pas tout. Non plus, tellement, les deuils qui accompagnent, naturellement, la disparition tragique de Mohamed Brahmi et l'odieuse et triste tuerie du Chaâmbi. Le plus probable est que les Tunisiens, aujourd'hui, sentent qu'ils ont tout autre chose à faire. De plus important, de plus décisif: ils se choisissent un futur, ils tranchent sur une histoire. Pendant plus d'une année, depuis précisément les élections constituantes du 23 octobre 2011 et l'arrivée au pouvoir des islamistes, la Tunisie révolutionnaire ne voyait pas exactement où on allait la conduire. Elle oscillait, sans perspective claire, entre sa vocation historique de laïcité et de modernité et un projet identitaire, à référence religieuse, défendu et soutenu par une nouvelle «classe dirigeante». L'assassinat de Chokri Belaïd il y a six mois, celui de Mohamed Brahmi le 25 juillet dernier, ont achevé de dissiper «le flou». Plus question de douter : des forces islamistes, toutes confondues, «les déclarées» et les «clandestines», les légitimes et «les occultes», ont dévoilé au grand jour leurs intentions. Peu importent les argumentaires avancés, les slogans brandis, peu importent les «appartenances» et les «nuances», si le dogme est commun, l'objectif est le même. On «philosophe» beaucoup ces derniers temps sur l'islam politique, sur ses «liens avec la démocratie et la République civile». La réalité, elle, est têtue : le mouvement islamiste, ici comme partout ailleurs, ne vise qu'une chose : instaurer le règne de «l'Umma», imposer le retour du «califat originel». Les Tunisiens, en ces mois brûlants de l'été 2013, boudent les festivals et les divertissements qu'on leur propose parce que le contexte qui s'offre désormais à eux ne présente plus d'ambiguïté. Ils doivent ou «adhérer» ou dire leur refus. Le pays est à la croisée des chemins : ce sera ou l'Etat démocratique ou l'Etat islamique. Quelle idée de faire abstraction d'une question aussi capitale pour aller se fondre dans des festivités ! Admettre ses torts, d'abord Reste que ce moment de choix n'est pas exempt de dangers. La fracture est si nette que la confrontation apparaît plus que jamais proche. Peut-on contourner l'écueil? Oui, si devant un si gros risque on accepte de bien situer les responsabilités. L'idée, de plus en plus prêchée, que «la faute incombe à tout le monde», ne résoud rien, ni ne mènera nulle part. De même que celle qui consiste à appeler à «l'unité» dans le seul but de «noyer» ses propres torts. L'unité des Tunisiens ne peut être retrouvée que si chacun admet d'abord ses erreurs. La Troïka gouvernante, sa coalition majoritaire, la direction d'Ennahdha, en premiers. Ceux-là doivent reconnaître qu'ils ont fait un bien mauvais usage de leur victoire électorale. Ce sont eux qui, aussitôt élus, on détourné le mandat de leurs électeurs. Ce sont eux qui ont fait passer une petite constitution, un règlement intérieur et un texte réglementant les pouvoirs provisoires, leur conférant une mainmise absolue sur les rouages de l'Etat. Ce sont eux qui ont favorisé, directement ou indirectement, les groupes salafistes. Ce sont eux qui ont protégé, et qui protègent encore, les ligues miliciennes de protection de la révolution. Ce sont eux qui ont permis aux imams «wahabistes» de «fomenter» l'esprit de violence dans les mosquées. Se rendre «coupable» de tout cela à la fois c'est, ni plus ni moins, compromettre le processus régulier de la transition démocratique. Clair comme l'eau de roche. Pourquoi s'entêter à le nier? Pourquoi ne pas assumer ses fautes et repartir sur des bases justes? L'opposition, elle aussi, a de sérieux reproches à se faire. Elle était consciente de la dérive autoritaire depuis le début. Elle se «retire» aujourd'hui de l'Assemblée constituante et exige sa dissolution, elle réclame, par ailleurs, la démission du gouvernement de la Troïka et son remplacement par un gouvernement de salut national? Que ne l'a-t-elle fait au moment du vote à la majorité simple (au lieu du consensus propre à toutes les phases constituantes) de «la petite constitution» et de la loi régissant «les pouvoirs provisoires»? On eût sans doute évité bien des affres au pays. On eût, peut-être, amené la Troïka et Ennahdha à se montrer moins «gourmandes». Le sentiment est que la réaction de l'opposition arrive un peu trop. Ce n'est pas pour arranger les choses. «Le pourrissement» est allé trop loin. Il est d'ores déjà bien difficile d'éviter le choc frontal. Mais pas totalement impossible, espérons quand même. Il y a en tout cas une quasi certitude : si la fuite en avant se poursuit, nous y perdrons tous. La Tunisie révolutionnaire, sa belle révolution, les Tunisiens leur stabilité et leur unité, et l'islam politique, immanquablement, ses toutes dernières illusions.