Par Khaled TEBOURBI Comment les Tunisiens vivent-ils ce moment de grande crise politique ? Comment réagissent-ils aux tragiques événements d'Egypte? Les commentateurs parlent, volontiers, «d'un pays scindé en deux». En «partisans de la dissolution» et «défenseurs de la légitimité». Et le même antagonisme est reproduit pour ce qui est du cas égyptien : «pro -Morsi» d'un côté et «pro- Sissi» de l'autre. Est-ce ce que l'on observe dans la stricte réalité? Pas si sûr. La crise politique en Tunisie, autant que les événements d'Egypte, divisent, il est vrai, gouvernants et opposants. Ils divisent les partis et les organisations civiles. Ils divisent les militants des deux camps. Mais rien ne prouve encore que cette division est généralisée à tous les Tunisiens. Il y avait des dizaines de milliers de manifestants le 4 août dernier à la Kasbah, et autant, sinon plus, les 6 et 13 août, entre Bab Saâdoun et Le Bardo. Dans le même temps, néanmoins, les cafés grouillaient de monde. Les «chichas» défilaient à même les terrasses. On se bousculait, à la veille de l'Aïd, devant les magasins et les pâtisseries. A «Carthage», «Hammamet», à Sousse et à Sfax, certains spectacles jouaient presque à guichets fermés. L'impression était que, tandis que l'agitation politicienne parvenait à son comble, une population entière vaquait, de loin, à ses occupations. Et l'impression se confirme quand on entend des concitoyens renvoyer tous «les acteurs» dos à dos. «Tous logés à la même enseigne» ! C'est ce qui fuse couramment sur toutes les lèvres. «Tous accrochés à leurs chaises»! «Tous obnubilés par les élections» ! On peut qualifier ces réactions de «faciles». On peut leur reprocher «leur manque de discernement» ou «leur excès d'indifférence». Elles existent malgré tout, et elles n'émanent pas d'un petit nombre, loin s'en faut. Le plus plausible, aujourd'hui, est qu'un hiatus «s'installe» entre un monde politique reclus dans ses conflits de chapelle et ses calculs sectaires, et une large frange du peuple, au bord du ras-le-bol, lassée, agacée, vraiment par ce qui «se noue» et se «dénoue» à son insu. Et un hiatus que ni le gouvernement de la Troïka, ni ses élus de l'ANC, ni encore les partis de l'opposition, ne semblent vouloir prendre en considération. M.M.Ali Laârayedh et Rached El Ghannouchi, Mme Mehrezia Laâbidi et autres «faucons» et «ténors» de la majorité, invoquent, en toute occasion, «la volonté du peuple». Quel peuple au juste? Les milliers que l'on mobilise, à chaque fois, à renfort de bus et à travers villes et régions? Même «déclamation» de la part des chefs de file du «Front du salut» : «La Tunisie entière nous soutient!» Quelle Tunisie? Les cinq cent mille du 6 et 13 août au Bardo? Font-ils réellement le poids? On n'approuve pas la fuite en avant des dirigeants d'Ennahdha. Et les propositions du «Front du salut» nous paraissent justes. Mais on n'est dupe de rien. Le mouvement d'Ennahdha n'a pas le répondant populaire qu'il s'attribue. Et l'opposition, quoiqu'en rébellion justifiée, n'a toujours pas de véritable profondeur au sein de la société tunisienne. Le sentiment, pour l'heure, est que les uns profitent de leur emplacement au pouvoir pour donner d'eux-mêmes l'image d'un parti surpuissant, alors que les autres, acculés à leur minorité, cherchent désespérément à se mettre aux devants de la scène. «La Tunisie majoritaire» est peut-être celle qui «sirote», de «loin», sa «chicha» sur les terrasses des cafés. Attendant d'avoir le dernier mot.