Par Hmida BEN ROMDHANE Dans l'histoire récente de l'Egypte, du règne du roi Farouk aux régimes autoritaires de Nasser, Sadate ou encore Moubarak, jamais l'Egypte n'a été aussi divisée qu'aujourd'hui. Au cours de son histoire millénaire, le plus grand pays arabe était, certes, toujours divisé entre riches et pauvres, citadins et ruraux, modernistes et traditionnalistes, des divisions comme il en existe partout ailleurs, mais n'affectaient en rien la cohésion sociale ni le fier sentiment d'appartenir à l'une des plus vieilles nations du monde. Depuis l'arrivée des islamistes au pouvoir, il y a comme un dédoublement du pays et l'impression qui prévaut est qu'on est face à deux Egypte qui se détestent, qui s'excluent, qui s'accusent de tous les maux. Une nouvelle réalité inquiétante où la cohésion et l'unité nationales perdent chaque jour du terrain sous les coups de boutoir du fanatisme, de l'intolérance et de la haine. Au plus fort de la dictature, que ce soit sous Nasser, sous Sadate ou sous Moubarak, la rue égyptienne était de temps à autre bouillonnante, turbulente ou contestataire. Elle résistait à la dictature et à l'injustice par des grèves, des manifestations, l'humour ou la dérision. Mais jamais nous n'avons vu les Egyptiens, divisés en groupes rivaux de plusieurs milliers chacun, se livrer à des batailles de rue. Jamais la rue égyptienne n'a été le lieu d'une si grande anarchie que depuis l'accession des islamistes au pouvoir. Force est de constater que depuis leur accession au pouvoir, qu'ils convoitaient d'ailleurs depuis de longues décennies, les Frères musulmans fournissent chaque jour la preuve qu'ils sont une force de division. Une force de destruction de la cohésion et de l'unité nationales à travers la manipulation du sentiment religieux. Depuis des siècles, les Egyptiens vivaient en paix avec leur religion. Pendant des millénaires, les soucis fondamentaux des Egyptiens étaient comment vaincre la misère et la maladie. Comment vaincre le sous-développement et mettre le pays sur la voie du progrès social, économique et politique. En accédant au pouvoir, les Frères musulmans semblent s'être donnés pour objectif de transformer ces soucis millénaires de l'Egyptien moyen en soucis d'un genre nouveau : comment imposer le modèle de société prôné par Hassan Al Banna et Abou Al Alaa Al Mawdoudi à l'ensemble du peuple égyptien ; comment rendre ce peuple plus musulman qu'il ne l'est, c'est-à-dire à un degré qui satisfasse les Frères ; en un mot, comment amener ce peuple à se soucier moins de ses conditions terrestres que de son sort dans l'au-delà. En Egypte, tout comme en Tunisie, trois notions, transformées en mots d'ordre, étaient mises en avant par les foules bouillonnantes : travail, liberté, dignité. Les manifestants du Caire et de Tunis réclamaient le départ des dictateurs, la fin du système corrompu et la mise en place d'un nouveau système qui garantirait au peuple une vie active dans la liberté et la dignité. Ils n'avaient en tête ni Hassan Al Banna, ni Mawdoudi dont l'écrasante majorité ignorent non seulement les écrits, mais jusqu'à l'existence. Ils ne réclamaient pas un Etat islamique, mais une structure étatique respectueuse de leur liberté et de leur dignité, et qui soit en mesure de leur assurer une vie décente ici-bas, sans se mêler de ce qui ne les regarde pas, c'est-à-dire de la relation de chaque individu avec son Créateur. Ce que le président Mohamed Morsi et son «parti de la liberté et de la justice» sont en train de faire aujourd'hui est aux antipodes de ce que réclamaient les manifestants anti-Moubarak en janvier 2011. Loin de répondre aux exigences de la foule qui a renversé la dictature, les Frères musulmans sont en train de préparer le terrain pour l'application de ce que les Egyptiens Hassan Al Banna et Sayyed Qotb et le Pakistanais Abou Al Alaa Al Mawdoudi écrivaient il y a 80 ou 90 ans... Ce n'est donc pas sans raisons que le large front de l'opposition en Egypte accuse les Frères de détourner la révolution du 25 janvier de ses objectifs. De la trahir. La pièce maîtresse, ou plutôt la pierre angulaire sur laquelle les Frères comptent bâtir leur Etat islamique est la Constitution qu'ils ont conçue, réalisée et soumise à l'approbation du peuple égyptien. Si le président Morsi a reculé face aux intenses manifestations, en annulant le décret constitutionnel par le quel il s'est auto-octroyé «plus de pouvoirs que n'avaient Nasser, Sadate et Moubarak réunis», il a refusé net d'annuler le référendum, comme l'exige le «Front de salut national» qui regroupe de nombreux partis de l'opposition. Pour ceux qui n'ont pas lu cette Constitution, ils peuvent avoir une idée assez claire là-dessus rien qu'à voir avec quelle détermination elle est défendue par les Frères musulmans, et avec quelle force elle est rejetée par tous les autres partis qui s'opposent au projet d'un Etat islamique. La Constitution, nous enseignent les constitutionnalistes, est un contrat social par lequel les membres d'une communauté s'accordent sur les principes fondamentaux qui doivent servir de base à leur vie commune. Dans ce sens, un consensus ou, à défaut, l'approbation par une forte majorité de la population, est nécessaire à sa légitimation. Or, qu'en est-il de la Constitution égyptienne soumise à «une première partie» du référendum le 15 décembre dernier ? Les Frères musulmans ont ardemment souhaité une participation massive des Egyptiens qui prendrait la forme d'un plébiscite. Plébiscite de la Constitution et donc de ceux qui l'ont rédigée. Après l'annonce des résultats de la «première partie» du référendum, la frustration des Frères était grande. Le raz de marée tant désiré n'a pas eu lieu. Non seulement le taux de participation n'a pas dépassé 30% du corps électoral, mais, sans prendre en compte les accusations de «fraudes massives», le «Oui» ne l'a remporté que d'une courte majorité. Le Caire a voté «Non» à la Constitution avec plus de 57% des voix. S'étonnera-t-on après cela que de nombreux Egyptiens qualifient ce référendum de «comédie constitutionnelle en deux actes» ? Rendez-vous pour le deuxième acte samedi 22 décembre.