Des heures difficiles ont marqué l'audition des ministres de l'intérieur et de la justice Une séance plénière a démarré hier vers 10H30, soit une heure après le rendez-vous annoncé. Une plénière dont l'ordre du jour se résumait en un seul point : l'audition des deux ministres de l'Intérieur et de la Justice. Lotfi Ben Jeddou et Nadhir Ben Ammou ont répondu à l'appel de cette Assemblée unicolore de son état en l'absence remarquée des députés de l'opposition, plus d'une cinquantaine étant en situation de retrait. Les deux ministres sous les feux de la rampe depuis les récents événements — fuite du document en provenance de la CIA, poursuites judiciaires contre les journalistes — étaient présents au palais du Bardo avec des staffs réduits. Des collègues sont venus, toutefois, les soutenir. Samir Dilou, ministre de la Justice transitionnelle et Nourreddine Bhiri, ex ministre de la Justice, actuel conseiller du chef du gouvernement, deux ténors que le parti majoritaire au pouvoir expose dans les situations difficiles. Hier c'était le cas. Comme il est de coutume aussi, les séances parlementaires qui s'annoncent ardues sont présidées par la première vice-présidente, Mehrezia Laâbidi, du parti Ennahdha; hier encore c'était le cas. Mustapha Ben Jaâfar s'est bien gardé de se montrer. En revanche, son nom avait été évoqué de manière récurrente et plutôt en mal. Plusieurs députés lui ont gardé rancune d'avoir suspendu les travaux de l'ANC. Et c'est tout juste s'il n'a pas été accusé de trahison. Trahir la volonté du peuple qui a élu cette Assemblée. Du coup, la litanie de la légitimité a été reprise en chœur et sans relâche durant les deux séances, matin et soir, de la plénière. Une fois que c'est dit, l'audition des deux ministres a été difficile. Ils n'ont pas échappé aux questions dérangeantes qui mettent en cause aussi bien la compétence que l'intégrité de leurs administrations et services respectifs, pour ne pas dire de leurs personnes. Ils ont été appelés à démissionner par certains, et à leur révocation par leur chef hiérarchique, le chef du gouvernement. Condamnations tous azimuts Plusieurs députés, sinon la plupart, qui avaient pris la parole ont relégué vers la fin de leur prestation les questions adressées aux ministres pour présenter, comme il est de coutume, leurs opinions sur la situation politique en général. Des dissertations moralisantes, bien pensantes et laborieuses ont été déclamées sur la légitimité, sur la confiance du peuple placée en eux, sur les principes de la révolution, sur la prééminence de l'Anc. Et les condamnations de s'enchaîner. En plus des critiques persistantes auxquelles Ben Jaâfar a eu gracieusement droit, les journalistes ont reçu leur lot de condamnations, de se croire ainsi au-dessus de la loi. Condamnations des députés en retrait, manipulés qu'ils sont par des « puissances extérieures ». Condamnation des magistrats qui se promènent de sit-in en sit-in, des syndicats des forces de l'ordre qui se permettent de faire la loi et de contourner leur hiérarchie, de l'Ugtt dont la filiation partisane est sue de tous. Et enfin rejet en bloc et sans ambages du dialogue national et des recommandations qui peuvent en ressortir. L'Anc encore et toujours AbderraoufAyadi, ex député CPR, actuel président du mouvement Wafa, n'a pas manqué, à son habitude, de fustiger l'Orient et surtout l'Occident qui s'immisce dans les affaires internes du pays. Les forces qui complotent contre la révolution tunisienne. Il a invoqué l'urgence du traitement des dossiers des malversations, qui relèvent selon ses dires de l'économie criminelle, ainsi que des archives de la police politique. Tahar Hmila, dissident notoire, lui aussi du parti CPR, s'en est pris à Ben Jaâfar, en particulier et à la Troïka en général qu'il a comparée à un cadavre fétide. Il s'est présenté comme un président légitime de cette Assemblée. Et, pour finir, il a invité le chef du gouvernement à limoger le ministre de l'Intérieur et ses directeurs généraux. Le député le plus âgé de l'Assemblée, comme il se présente, a été rappelé à l'ordre par la présidente de la séance, qui a eu droit, elle aussi, à quelques incartades verbales. D'autres interventions ont été tout aussi originales, à l'instar de celle de Abderrazak Khallouli qui avait déclaré tout de go que la fuite du document prévenant de l'assassinat de Mohamed Brahmi est bien plus importante à traiter que tout autre chose. Le député qui se dit indépendant a considéré explicitement que ce n'est pas bien grave si le document n'a pas suivi son cours administratif normal, mais que sa fuite est dangereuse et touche à la sécurité de l'Etat. La crise économique que vit le pays a été à peine évoquée. Certains sont allés même jusqu'à considérer que le pays subit quelques difficultés économiques qu'il dépassera d'ici peu. Toujours est-il que, dans cette symphonie qui peut avoir pour titre, l'ANC encore et toujours, Sahbi Atig a eu le beau rôle, celui du rassembleur. Une prestation qui a tenté de produire du sens dans cette complainte généralisée. Il a commencé par reconnaître la légitimité suprême de l'Assemblée tout en nuançant par la nécessité de l'établissement d'un dialogue national. Une belle plateforme, selon ses termes, pour rapprocher les parties. Quant au document fuité, le chef du groupe parlementaire Ennahdha a considéré que c'est un grave précédent, mais nous sommes en droit de nous poser la question suivante», dit-il en s'adressant au ministre de l'Intérieur, «pourquoi les mesures adéquates n'ont -elles-pas été prises pour protéger notre collègue ?» D'autres appels ont été lancés au ministre de la justice qui n'a pas été épargné lui non plus. Concernant l'indépendance de la justice, l'honnêteté des magistrats, le contenu des instructions révélé aux groupes terroristes, l'interpellation de journalistes, la relaxe des prévenus présumés dangereux, les procès d'opinion, l'état des prisons, la durée des gardes préventives, l'autonomie du ministère public. Lobna Jeribi a également eu une prestation discordante par rapport à la tendance générale. L'élue du parti au pouvoir Ettakatol, a regretté le manque de réceptivité de ses collègues, la voix monocorde de l'Assemblée, les élus qui ne font que ressasser des évidences sans tenir compte des changements graves survenus dans le pays, a-t-elle avancé. Elle a interpellé le ministre de la Justice au sujet de la fuite de dossiers judiciaires parvenus jusqu'aux groupes terroristes. Ainsi, les interventions des élus, in fine, et pour la plupart se faisaient écho, pour susciter une désagréable impression, selon laquelle l'Assemblée vit dans une bulle. Comme si la crise politique ne paralysait pas la vie des Tunisiens et celle de l'Etat, comme si des assassinats politiques n'avaient pas été commis, comme si le terrorisme ne sévissait pas dans le pays, comme si l'Etat n'était pas menacé de déficit de payement, comme si l'opposition n'avait pas déserté les bans. Une sorte d'autisme profond qui nous laisse sceptiques quant à voir surgir une éclaircie d'entente dans cette grisaille d'incompréhension. - Réponse de Lotfi Ben Jedou, Ministre de l'Intérieur : «L'assassinat de Brahmi est un échec manifeste» - Réponse de Nadhir Ben Ammou, ministre de la Justice : « Procès d'opinion : personne ne doit être puni par une privation de liberté» - Trois questions à Samir Dilou, Ministre de la justice transitionnelle : «Je suis venu soutenir mes collègues»