Le musicien a été révélé à la critique et au public à travers une série de concerts, «créations» appréciées par les spécialistes, illustrant parfaitement le métissage entre la musique tunisienne traditionnelle et le jazz. Interview Vos concerts, depuis votre retour de France en 2006, ont beaucoup séduit et plutôt intéressé le public. Ce jazz en fusion avec notre tradition musicale paraissait représenter une réelle voie de renouvellement pour la musique tunisienne. Nous avons suivi deux de vos projets de création : Tunisology lors de l'été 2011 et L'Oriental Jazz Quintet au printemps 2013. D'autres travaux proposés promettaient de même. Votre venue à «Carthage» avec «Margoum, un projet axé sur la relecture «jazz-symphonique» de standards de la musique tunisienne ancienne, comment la jugeriez-vous? Avant d'attribuer un quelconque jugement, essayons de voir objectivement l'impact sur le spectateur. Malgré les conditions techniques extrêmement difficiles, nous avons eu dans l'ensemble des échos très positifs et encourageants, venant du public large aux mélomanes. En vérité, plusieurs musiciens, voire de renom, ont assisté au spectacle comme Omar Khaïrat et Dhafer Youssef. Ils ont félicité à l'unanimité l'écriture, la conception du brassage artistique et l'interprétation, soit en coulisses, soit lors d'interviews pour des télévisions locales et étrangères. Il y a eu du feed-back de simples spectateurs, parmi les 2.500 ou 3.000 qui sont venus à Carthage. Il y a aussi ceux qui n'ont pas aimé, tellement déçus du son ou carrément de notre conception «mutante» du patrimoine. Je respecte leurs opinions et cela reste tout de même un signe de non-indifférence. S'agissant au final d'un projet complexe représentant à mes yeux ce que j'ai fait de plus abouti en matière d'arrangement orchestral et de métissage musical, le spectacle est certes encore à un stade embryonnaire —un peu d'ailleurs à l'image du pays en ce moment— mais il peut facilement gagner davantage d'importance grâce à des moyens scénographiques et techniques sonores au niveau du contenu. Jugeons donc sans indulgence Margoum à l'issue d'une tournée internationale 2013-2014. Mais est-ce que le large public tunisien, acolyte de la house et de Rotana, est prêt à consommer ce genre de produits? L'écoute arabe accorde généralement toute son attention au texte et à la mélodie. Or, il s'agit dans notre travail de s'exercer dans une perception multi-dimensionnelle. Notre public est appelé à digérer, en plus du texte et de la mélodie, les éléments musicaux un peu complexes comme l'harmonie moderne, le contrepoint, l'arrangement polyrythmique, les effets d'orchestration... En outre, le spectateur du monde arabe demeure souvent en attente, soit d'une star, soit d'un leader chanteur, le mûtrib. Il ne s'avère pas encore très à l'aise avec des musiques où le leadership se partage entre plusieurs solistes, tel en jazz. Mais ne sous-estimons surtout pas le public tunisien, qui est probablement des plus ouverts, selon le témoignage de plusieurs de mes confrères de nationalités étrangères. Lors de l'avant-première de Margoum en mars dernier, au cours d'une simple performance à l'avenue Habib-Bourguiba, nous avons vu une émotion incroyable dans les yeux des simples passants plutôt éblouis de voir ce «tapis» de couleurs musicales authentiques : du tbal tûnsî aux cordes symphoniques, du combo jazz aux voix lyriques, de la magnifique voix tribale, de Lobna Noman à un jeune chef d'orchestre atypique... tous ces éléments étaient au service de sa majesté «notre patrimoine». C'est cette forte acclamation qui nous a donné, avec mon partenaire fidèle «l'Ensemble Orchestral de Tunisie», la légitimité de demander «Carthage», un festival populaire, pour le peuple. Mais le public n'était pas si nombreux, pourquoi à votre avis? Nous n'avons pas pu drainer plus de 2.500 ou 3.000 spectateurs, ce qui est insignifiant pour «Carthage». Toutefois, cela reste un nombre respectable pour un nom qui n'intéresse pas beaucoup les médias et pour une soirée baptisée médiatiquement «Concert des mélomanes». L'intitulé Margoum avec toute sa symbolique directe de produit autochtone de masse n'a pas su prédominer l'étiquetage «élitiste» qui nous est malheureusement collée. En attendant, heureusement que les réseaux sociaux forment une alternative intéressante. Mon arrangement de la chanson Bab Darek, que le son de Carthage a desservi, fait actuellement ravage sur le web : des milliers de partages, près de 200.000 vues, un succès statistique extrêmement rare pour une musique tunisienne, toutes catégories confondues, sauf le rap «politique». «C'est la Tunisie qu'on aime», plusieurs personnes de différentes nationalités ont commenté. Vous évoquez le manque de moyens sonores, il y a bien eu des répétitions avec la sonorisation? La veille du spectacle de Carthage nous avons dû attendre de 21h00 à 5h00 pour avoir enfin un plateau prêt et des microphones qui marchent. Les choristes n'avaient presque plus de voix. Après quelques heures de sommeil, nous avons pris 5 petites minutes de prise de son générale, pour céder rapidement la place au groupe «Gnawa» de Karim Ziad, qui avant de monter en première partie, a eu heureusement plus de 3 heures de mise en place et de répétition. Mais disons, sans plus tarder, les choses comme elles sont : le personnel technique du ministère de la Culture et l'équipe de techniciens recrutés par la direction de Carthage n'étaient, pour la plupart, ni techniquement, ni humainement, en mesure d'honorer un spectacle professionnel. Même M. Daniel Leon, l'expert international et responsable de la sonorisation de Carthage me l'a confirmé en coulisses, bien avant le spectacle. Omar Khaïret n'a pas eu ces problèmes, ni d'ailleurs un problème de public. Il a eu l'air de bien fonctionner à «Carthage» dans son registre instrumental arabe et dans une logique «grand-orchestrale». D'abord, c'est plus facile d'installer un seul orchestre dans une scène, alors que nous étions deux différentes configurations orchestrales à nous produire le même soir. Nous sommes aussi passés juste après le concert de Jean-Michel Jarre, dont la désinstallation du matériel pour la réinstallation du nôtre, a pris sur notre temps de mise en place. Ceci n'empêche pas qu'il y a eu de réels problèmes techniques dans le festival. Mais c'est vrai que dans notre cas, il y a eu une mésaventure tragique avec le son. Manque d'égard vis-à-vis des noms locaux hors «stars système». Pratique répandue et «par tous les moyens»... Et comme le dit si bien l'adage : «Nul n'est prophète dans son pays». Nous, en Tunisie, on a beau essayé de maîtriser tous les maillons d'une seule chaîne de production, mais hélas, il y a toujours un malaise quelque part, entre la musique, les musiciens, la gestion, la communication, la sonorisation, la scénographie et la lumière, la critique basée sur un minimum d'efforts d'investigation... Des solutions? Cette dernière session de «Carthage» fut par dessus tout exceptionnelle, du moins par rapport à ses précédentes. Mourad Sakli est une personnalité dotée d'intelligence, de courage et de savoir-faire, nécessaires pour continuer à réconcilier «art et rentabilité» dans cette structure. Mais il y a encore un travail colossal à faire. Le festival souffre d'innombrables défaillances héritées de l'ancien système. Et s'agissant «au final» de tout un combat contre la misère culturelle, économique et sociale qui paralysent notre pays. Nous ne manquons ni de professionnels dans l'organisation, ni de compétences humaines et artistiques, ni de musicologues qualifiés, capables de nous emmener plus haut dans le monde du spectacle vivant. Comment définiriez-vous la démarche propre de Mohamed-Ali Kammoun? Par quoi au juste vous distingueriez-vous des autres expériences de «l'interculturalité», plus précisément des expériences dites «Musique tunisienne contemporaine» ou «Jazz oriental», et comment jugez-vous aujourd'hui votre parcours? En Tunisie, il y a eu plusieurs expériences de métissage avec le jazz. Pour ne citer que Fawzi Chekili et Anouar Brahem, ces vétérans leaders ont montré de différentes manières combien l'univers jazz peut enrichir l'art musical arabe, et vice-versa. Concernant ma démarche, j'essaie de creuser dans des concepts techniques hybrides, comme l'harmonie newyorkaise mêlée à des mélodies anciennes ou écrire des contrepoints pensés entre les maqâms et le phrasé jazz, comme aussi la décomposition rythmique selon des normes linguistiques, ou travailler carrément en trio jazz avec des percussions tunisiennes et sans batterie. Concernant mon bilan, je n'ai pas encore réalisé beaucoup de CD personnels, faute surtout de moyens de production, mais j'ai eu la chance d'avoir présenté en public plus d'une quarantaine d'œuvres personnelles. uoique je me considère en début de chemin, grâce au travail, je commence à me sentir à l'aise en maniant plusieurs langages musicaux complexes au service d'un style propre. Vous en venez, en fait, et de plus en plus, à l'inverse de ce qui paraissait vous motiver au début de votre parcours, vous partez de la tradition musicale tunisienne (disons arabe en général) pour renouveler son langage au contact de systèmes musicaux «étrangers»... Un compositeur doit être en perpétuel questionnement pour se renouveler. Heureusement que le monde de la musique est si vaste. L'ordinateur offre, seul, plein de possibilités de création qui ne cesseront d'évoluer. Etant baigné dans la musique traditionnelle des maqâms —mon premier récital à 13 ans était comme chanteur soliste de mûwachah à l'Ensemble régional de la Ville de Sfax—, je suis de plus en plus fasciné par notre patrimoine qui intègre des traits caractéristiques d'une grande richesse. Cette quête des racines à la contemporanéité fait aussi partie de mes intérêts pédagogiques et de mes travaux post-doctoraux et à l'Institut supérieur de musique de Tunis (ISM). Ces expériences de métissage entre tradition musicale tunisienne et musiques du monde durent depuis les années 1950-1960. A ce jour, pourtant, on ne peut pas dire qu'il existe un courant propre. Les expressions musicales arabes liées au jazz en l'occurrence ont leur légitimité dans le monde, leurs espaces et circuits internationaux, mais toujours pas une réelle présence dans le paysage musical tunisien, toujours pas de vrai répondant populaire... S'attendre à un répondant populaire ou international de la part de musiques qui n'obéissent pas aux normes «bon marché» locales ou étrangères est difficile. Il faut déjà savoir former des musiciens productifs, or l'institution musicale tunisienne est en état de crise. Nos conservatoires publics, nos écoles privées et nos universités de musique manquent de créativité et, par conséquent, de productivité. Cela est dû surtout à une extrême prédominance du conservatisme (écoles classiques arabe et européenne) et à une grande légèreté de présence des musiques actuelles et improvisées dans les programmes pédagogiques. En 1974, en pleine guerre froide, l'ex-URSS a institutionnalisé officiellement le jazz. En Tunisie, en 2013, nous n'avons quasiment aucun concertiste en contrebasse, trompette, trombone, saxophone jazz... Dans 100 ans, cette situation ne risque pas de changer si on ne recrute pas de bons experts en la matière. En 2013, on ne sait aussi toujours pas sonoriser de nos propres moyens un grand spectacle conforme aux normes internationales. C'est tragique. Des pays voisins, comme l'Algérie et le Maroc, sont très en avance par rapport à nous. Il ne faut donc plus tarder à recruter des formateurs en ingénierie du son. L'Internet fournit, certes, des solutions, mais rien ne remplace le travail avec un maître. Imaginons qu'une machine tombe en panne dans une usine et qu'aucun technicien du bord ne peut la réparer, que fait-on? Ne ramène-t-on pas de suite un expert de l'étranger? En usine culturelle, nos pannes sont moins visibles, mais surdimensionnées. Venant se rajouter aux problèmes de production. En Tunisie, nous n'avons presque pas de producteurs ni de managers culturels qualifiés à l'échelle internationale, assurant la coordination entre l'artiste et le vaste monde du spectacle. Aussi, en Tunisie, nous n'avons pas, ou presque, de labels de musiques savantes, capables de défendre nos propriétés artistiques d'hier et d'aujourd'hui, à l'image d'un pays moderne. Nos musiciens continuent donc à évoluer dans une logique de consommation aux normes du «marchandising» culturel occidental, qui consolide cette image ethnique des Arabes et des Africains, comme si nous étions dépourvus de modernisme. Vous parlez d'absence d'institutions, de rareté de formateurs, de solistes et de créateurs d'envergure internationale, n'y a-t-il pas une cause simple : la tradition multi-séculaire du chant et l'hypertrophie du modèle de la chanson, les produits made in Rotana, en particulier? La chanson légère «Pop» domine depuis des dizaines d'années toute notre planète. L'écoute du simple public n'est souvent à l'aise qu'en mode «easy listening». D'ailleurs, certaines formes d'expression de musiques contemporaines, abstraites, ne drainent aucune foule en Occident. Le jazz, lui-même, n'est plus populaire depuis les années 1940 suite à l'avènement du style instrumental virtuose «bebop». Les musiques savantes occupent généralement moins de 3% de pourcentage de vente dans les grandes surfaces discographiques du monde développé. Que dire chez nous? Pourtant, il est connu ailleurs que ces musiques bénéficient du soutien public et privé nécessaires pour continuer à exister et évoluer. N'importe quel citoyen au Japon ou aux Etats-Unis sait à quel point ces formes d'expression présentent un intérêt considérable pour sa société et pour l'humanité entière. Les sociologues évoquent, dans ce cas, le concept d'Arts légitimes. On vous sent un peu frustré et déçu, mais vous avez sûrement une décision en tête... des solutions? Vos projets? Je crois de plus en plus à la privatisation de la culture. La société civile, les associations culturelles et éducatives, en l'occurrence, doivent aider à combler les lacunes de la production artistique dans notre pays. L'Etat peut intervenir en imposant des stratégies de privatisation qui soient réfléchies. La décision de baisser le budget du ministère de la Culture sans aucune préparation du secteur privé est-elle judicieuse? Certes, nous avons des prérogatives en économie, mais ce sont nos avancées culturelles qui marqueront le plus l'histoire et qui sont le miroir de notre image à l'échelle du globe. L'Etat doit encourager foncièrement le pouvoir privé pour qu'il s'implique sérieusement dans l'appareil culturel. En ce qui me concerne, mes projets de musicien, faute d'appui du ministère de la Culture pour nous assurer des cycles de concerts en Tunisie et à l'étranger, je me suis retourné vers les circuits privés et étrangers. A ce titre, j'ai réservé le Théâtre municipal de Tunis le samedi soir du 26 octobre prochain. J'ambitionne d'y programmer, dans des conditions logistiques optimales, ma dernière création grand-orchestrale Margoum. J'ai sous la main mes partitions et j'aurais en charge une cinquantaine de musiciens-soldats capables d'arracher la scène, en plus d'une excellente gestionnaire, un bon responsable «com» et un artiste exceptionnel en scénographie et en image graphique. Tous des locaux, la plupart des jeunes de moins de 30 ans. Avec un peu de chance, nous aurons d'ici peu les sponsors nécessaires ou l'appui de mécènes et de sérieux volontaires dans l'organisation. Concernant la frustration que vous évoquez, oui, je suis frustré comme bien d'autres collègues. L'envie de quitter le pays ne cesse de séduire de très bons musiciens que je connais. Mais on est, paradoxalement, de plus en plus nombreux à ne plus vouloir baisser les bras, à militer avec les moyens du bord et à croire au grand rêve d'une révolution culturelle.