Abdallah Yahia est derrière les barreaux, pour une affaire qui reste jusqu'à aujourd'hui obscure; sa parole, son avis, sa manière de voir les choses étaient, pourtant, présents. Vendredi dernier, à la salle Le Mondial, le dernier film d'Abdallah Yahia, «Le retour», longuement applaudi par le public, a décroché le prix du meilleur long métrage et celui du meilleur film tunisien. C'est à travers le regard d'un jeune garçon que la caméra d'Abdallah Yahia nous fait visiter le village d'El Omrane, une population des plus oubliées de la Tunisie profonde. Les maisons de cette bourgade ont été le théâtre de descentes policières nocturnes et musclées. Les jeunes du village ont été incarcérés, les femmes et les vieillards ont entamé une grève de la faim. Rêver le ventre vide Encore une fois, Abdallah Yahia nous livre un film fin et touchant. Celui qui nous a bouleversés avec son premier documentaire «Nous sommes ici», une immersion dans le quartier de Jbel Jloud et qui a exploré avec délicatesse un univers «trash» et une jeunesse désabusée, s'aventure cette fois dans un village aride, meurtri et blessé par des décennies d'oubli. «Le retour» ou «Ala hadhihi al ardh» ( sur cette terre... des choses qui méritent la vie), en référence à un poème de Mahmoud Darwiche, n'est pas un film qui raconte les péripéties d'un village qui s'insurge contre l'injustice; bien au contraire, c'est une caméra qui se pose, qui s'attarde et qui décrit un statu quo. Des visages creusés et marqués par la vie, des corps inertes, un paysage immuable avec des maisons rudimentaires datant des années 60, une école, un drapeau, un dispensaire, des écoliers sans souliers, un vent qui souffle, un climat poussiéreux et un ciel plein d'étoiles et des rêves plein la tête. Le réalisme magique Au-delà du réalisme des évènements qui se sont abattus sur le village d'El Omrane, le film d'Abdallah Yahia puise dans un registre qui nous rappelle le réalisme magique de Gabriel Garcia Marquez. Un arbre ancestral surplombe le village, il jette son ombre sur des enfants qui jouent et des vieux qui s'y abritent, offre ses branches pour des escalades afin d'atteindre le ciel, un tas de ferraille disposé de telle sorte qu'il nous rappelle les installations avant-gardistes, des visages de femmes centenaires. Les personnages filmés par Abdallah Yahia sont généralement muets, on les voit à peine bouger dans le cadre, leurs témoignages nous parviennent en voix off, racontant un vécu, une souffrance et un combat. Les vieux du village qui ont participé à la libération et à l'indépendance de la Tunisie nous accablent de remords car nous sommes à mille lieues de réaliser l'ampleur des dégâts de tant de décennies d'oubli quand ils nous disent que, depuis la période de Ben Salah et de la collectivisation, rien n'a changé dans cette bourgade. Esthétique de la laideur «Le retour» d'Abdallah Yahia est un film subtil et poignant dans lequel l'esthétique de l'image, signée Mahdi Bouhlel, prend une place essentielle. Et c'est au-delà des propos révélés par les personnages que le film puise son sens. La magie opère quand le personnage de l'enfant, leitmotiv du film, escalade l'arbre ancestral et tente d'atteindre l'inaccessible étoile, et tout d'un coup le ciel s'illumine de milliers d'étoiles brillantes qui s'animent et épousent différentes formes amenant le rêve à son paroxysme de toute une population qui vit dans la précarité et dont la tête embrasse les étoiles.