Militant historique de la gauche tunisienne, Gilbert Naccache est intervenu au cours d'une journée consacrée au dialogue Sud-Nord et à la société civile, organisée à Paris par Méditerravenir. Vous avez déclaré que les partis de l'opposition, comme les partis au pouvoir, sont immatures et ont tous une vision de parti unique : pouvez-vous nous expliquer ? Majorité et opposition ne sont pas immatures, ils sont nuls. Ils ont une culture politique qui remonte au milieu du XXe siècle. Ces partis ne connaissent pas les préoccupations des Tunisiens. Pourtant, ce peuple a fait une révolution à laquelle les partis n'ont rien compris. C'est tout de même malheureux que ces gens-là, dont le métier est de faire de la politique et qui ont passé leur vie à s'opposer à la dictature, assistent à une révolution sans la comprendre tout en voulant diriger le pays. Ils ont la volonté de diriger un peuple qui a dit : « Je ne veux plus de tutelle »... Alors qu'est-ce que c'est que cette façon de vouloir diriger des gens qui ne veulent plus de tutelle ? On va être contraints de les obliger. Finalement, ces partis, qu'ils soient de l'opposition ou de la majorité, ont une vision du monde et croient en sa justesse. Ils pensent qu'ils doivent mener le peuple vers son paradis. Mais s'ils rencontrent une opposition, ils œuvreront pour un parti unique. On ne peut pas prétendre diriger le peuple vers un compromis : c'est forcément vers une idée unique. Aujourd'hui, le citoyen devient majeur et le rôle d'un parti, si tant est qu'il ait un rôle, est d'exprimer ce que veulent les citoyens. Les partis ne détiennent pas la vérité. La vérité vient de cette jeunesse kasserinoise ou de ces vieux paysans qui se battent pour faire reverdir la terre. Ce que je dis, c'est que, historiquement, ces partis sont tous morts : nous avons affaire à des zombies, et les Tunisiens vont pouvoir se passer d'eux. Justement, vous défendez la notion d'économie sociale et solidaire. N'est-ce pas un nouveau gadget du capitalisme ? Est-ce que vous y croyez vraiment ? Premièrement, ça m'est égal que ce soit du capitalisme ou pas. Maintenant, ce qui m'intéresse, c'est que ça marche. Deuxièmement, ce n'est pas un gadget : il y a 8% de l'économie française qui est constituée d'économie sociale et solidaire. Si on établit des cadres légaux dans lesquels vont s'insérer des entreprises sociales, et si on mène des études sur l'impact positif et négatif, eh bien on y arrivera. Alors, en laissant vivre le secteur capitaliste à côté, il y aura probablement la cohabitation des deux. Le secteur capitaliste, pendant un premier temps, va se nourrir de ce secteur en expansion (en achetant ses marchandises) puis, dans un deuxième temps, il va essayer de le manger. C'est alors qu'on pourra voir si ce secteur va être capable de se défendre, et ça c'est leur affaire. Je n'ai aucune solution générale et définitive ! Moi, je fais confiance aux gens, je pense qu'ils sont capables de prendre en main leurs problèmes et de se battre. C'est la seule chose qui m'intéresse. Si la solution trouvée n'est pas efficace, alors ils auront fait quelque chose qui permettra par la suite d'essayer autre chose. Comment voyez-vous aujourd'hui la situation du pays ? Comment les choses vont-elles évoluer, selon vous ? Vous avez, d'un côté, Nida Tounès qui représente une transition avec retour du RCD. S'il a le pouvoir, il va forcément éclater dans la mesure où les vrais démocrates qui ont rejoint le parti vont s'apercevoir qu'ils ont fait fausse route. Premier éclatement. Puis, toutes les alliances électorales vont éclater. Ennahdha va connaître des scissions (il y en a déjà une). Donc, dans trois mois, six mois ou dans une année, la société politique sera une espèce de champ de ruines : on aura l'impression qu'elle a été bombardée. Peut-être qu'à ce moment-là, les gens pourront faire quelque chose. Pour moi, c'est clair, la solution n'est absolument pas une solution de politiques. A vrai dire, ce n'est même pas un problème de Constitution, ce n'est pas une affaire de texte.